Même sa servante manœuvrait pour demander l’avancement de son frère, employé des Postes ; chacun l’admirait et il arriva que l’admiration elle-même, le mets pourtant le plus délicieux auquel il soit donné à une femme de goûter, lui devînt insipide.

Mais, même pendant les toutes premières années, quelque chose lui avait manqué. Qu’était-ce donc ? Lucile n’aurait su l’expliquer. Son mari était rempli d’attentions délicates, et les instants qu’il pouvait distraire des affaires de l’État lui étaient consacrés. Dernièrement les choses s’étaient présentées d’une façon moins brillante. L’agitation du pays, les forces grandissantes de la démocratie venant s’ajouter au travail déjà lourd de la République, avaient mis à l’épreuve le temps et l’énergie du président. Des rides profondes creusaient son visage, des rides de travail et d’inquiétude. Quelquefois Lucile avait surpris un regard d’incommensurable lassitude, comme celui de quelqu’un qui peine, tout en sachant que son travail sera vain. Il la voyait moins fréquemment et, dans les courts moments qu’il passait près d’elle, il lui parlait de plus en plus d’affaires et de politique.

Un sentiment d’inquiétude semblait peser sur la capitale. La saison, à peine commencée, débutait tristement. Parmi les grandes familles, beaucoup d’entre elles étaient restées dans leurs résidences d’été aux flancs des montagnes, bien que les plaines fussent vertes et fraîches. D’autres, tout en demeurant en ville, n’assistaient qu’aux cérémonies les plus officielles. Alors que la situation extérieure devenait plus inquiétante, il semblait que Lucile était moins capable d’aider son mari. Les passions s’élevaient, dissimulant la beauté, émoussant la sensibilité des hommes au charme. Elle était toujours une reine, mais ses sujets semblaient moroses et inattentifs. Que pouvait-elle faire pour l’aider, maintenant qu’il se trouvait si dangereusement acculé ? La pensée de l’abdication était odieuse à Lucile comme à toutes les femmes. Devait-elle continuer à conduire les cérémonies de la cour, maintenant que leur lustre s’était terni, maintenant que, nuit et jour, les ennemis travaillaient à renverser ce à quoi elle était tellement attachée ?

— Ne puis-je rien faire ? murmura-t-elle. Ai-je joué mon rôle ? Le meilleur de la vie est-il passé ?

Puis, avec un chaud élan de résolution :

— Je dois faire quelque chose… Mais quoi ?

La question resta sans réponse. Le soleil plongea derrière l’horizon et, au bout du môle militaire, une colonne de fumée s’éleva du tertre sans forme qui marquait l’emplacement de la batterie de protection du port. C’était le canon du soir. Le bruit de la détonation lui parvint faiblement, il interrompit les désagréables réflexions qui avaient rempli ses songes, mais elle ne put s’en défaire complètement. Un long soupir souleva sa poitrine et elle se détourna pour rentrer au palais. Peu à peu la lumière du jour mourait, et ce fut la nuit.

3

L’HOMME ET LA MULTITUDE

La consternation, ainsi qu’une amère colère, emplissaient la cité ; les nouvelles de la fusillade s’étaient répandues partout très vite et, comme toujours dans de pareilles circonstances, on exagérait beaucoup. Mais la police avait pris ses dispositions et avait veillé à ce qu’elles fussent habilement appliquées. Tout rassemblement était interdit. Des patrouilles constantes prévenaient la construction de barricades. L’aspect de la garde républicaine était, en outre, si imposant que les citoyens, quels que fussent leurs sentiments, trouvaient prudent d’approuver et même, dans certains cas, d’adopter une attitude satisfaite.

Il en allait autrement avec les chefs du parti populaire, qui se rassemblèrent immédiatement dans la résidence officielle du maire, où ils se plongèrent dans une furieuse discussion. Dans le hall de la mairie se tenait une réunion d’urgence, à laquelle participaient toutes les forces du parti. Moret, le conseiller civique, l’ancien rédacteur en chef de L’Appel du clairon, journal qui avait été suspendu, fut le plus acclamé lorsqu’il entra. Beaucoup de personnes avaient apprécié son discours. Les Lauraniens étaient toujours prêts à applaudir un geste audacieux.