D’autre part, chacun était encore sous le coup de la récente émeute et impatient de faire quelque chose. Les délégués du Travail étaient particulièrement furieux, des travailleurs assemblés dans le respect de la Constitution avaient été abattus par une soldatesque mercenaire, « massacrés », tel était le mot le plus généralement employé. Un tel acte criait vengeance. Mais, comment faire ? On exposait les plans les plus extravagants. Moret, toujours partisan de la témérité, suggérait de descendre dans la rue et d’appeler le peuple aux armes ; ils brûleraient le palais, exécuteraient le tyran et rétabliraient les libertés. Godoy, âgé et circonspect, s’opposait énergiquement à ce projet, bien qu’en vérité personne ne montrât d’empressement à l’adopter. Godoy préconisait une attitude calme et digne, de reproche et de condamnation, attitude qui en appellerait au Comité des nations et défendrait la justesse de leur cause. D’autres reprirent l’argumentation. Renos, l’avocat, était partisan de ce qu’il nommait les méthodes constitutionnelles. Ils devraient former un comité de Salut public, ils devraient désigner les véritables officiers de l’État, y compris, bien entendu, un attorney général1 et décréter la destitution du président pour violation des principes fondamentaux contenus dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme. Il commença un développement juridique jusqu’à ce que plusieurs membres l’interrompissent, impatients d’exposer leurs propres opinions.

Plusieurs décisions furent arrêtées. On tomba d’accord pour reconnaître que le président avait trahi la confiance des citoyens, qu’il était sommé de démissionner immédiatement et de se livrer à la Cour de justice. On tomba d’accord aussi pour poursuivre, devant les tribunaux civils, les soldats qui avaient tiré sur le peuple. Un vote de sympathie fut émis en faveur des parents des morts et des blessés, ou, comme ils les appelaient, des martyrs.

Cette scène d’impuissance et de futilité fut interrompue par l’entrée d’un homme remarquable. Il avait relevé un parti réduit en cendres et l’avait conduit de succès en succès jusqu’à un point où la victoire paraissait en vue. Un long silence s’appesantit sur l’assemblée. Certains se levèrent en signe de respect ; chacun se demandait ce qu’il allait dire, comment supportait-il la cuisante défaite qui venait de s’abattre sur eux ? Allait-il désespérer du mouvement ? Montrerait-il de la colère, de la tristesse ou du cynisme ? Par-dessus tout, qu’allait-il proposer ?

Il s’avança jusqu’au bout de la longue table autour de laquelle étaient groupés les membres du parti et s’assit délibérément. Puis il regarda autour de lui, avec autant de calme et de tranquillité qu’à l’habitude. Dans cette atmosphère de confusion et d’indécision, il semblait magnifique. Sa seule présence rendait confiance à ceux qui le suivaient. Son grand et large front pouvait contenir la réponse à toute question ; son maintien déterminé semblait de taille à affronter le coup du sort le plus violent.

Après une pause, il se leva, invité par le silence qui s’était établi. Ses mots étaient volontairement modérés. Il avait été extrêmement déçu, déclara-t-il, de découvrir que le registre avait été tronqué. L’ultime succès était différé, mais seulement différé. Il avait attendu, avant de se rendre à la mairie, afin de pouvoir se livrer à quelques calculs. Ils étaient nécessairement sommaires et rapides, mais il les croyait à peu près justes. Le président, il est vrai, aurait, dans le prochain Parlement, une substantielle majorité. Quant à eux, ils obtiendraient quelques sièges en dépit des élections restreintes, une cinquantaine environ, cinquante sur trois cents. Des minorités plus petites avaient renversé des gouvernements plus puissants. Chaque jour ajoutait à leur force ; chaque jour accroissait la haine contre le dictateur.