Est-ce que tous les ministres ont accepté ?

— Tous, sauf Louvet. Il est retenu par son travail.

— Peuh ! Il a peur des rues, la nuit, oui… Quelle horrible chose que la lâcheté !… Il manquera donc un excellent dîner. À 8 heures, n’est-ce pas, Lucile ?

Et, d’un pas rapide et décidé, il franchit la petite porte de son bureau, suivi de son secrétaire.

Mme Antonio Molara resta debout pendant un instant dans la grande salle de réception. Puis elle se dirigea vers la fenêtre et passa sur le balcon. La vue qui s’offrait à ses yeux était d’une rare beauté. Le palais se trouvait sur une hauteur d’où l’on découvrait un vaste panorama de la ville et de la baie. Le soleil descendait déjà, mais les murs des maisons se détachaient dans leur blancheur éclatante. Les toits de tuiles rouges et bleues alternaient avec les nombreux jardins et les petites places, dont les palmiers verts et gracieux charmaient la vue. Au bord, le vaste édifice du Sénat et les bâtiments du Parlement se dessinaient, majestueux et imposants. Vers l’ouest, le port avec ses navires et ses forts. Quelques bâtiments de guerre étaient mouillés dans la rade et de nombreuses barques de pêche aux voiles blanches émaillaient les eaux de la Méditerranée, dont le bleu éclatant s’effaçait sous les couleurs plus somptueuses du coucher du soleil.

Dans la claire lumière de cette soirée d’automne, Lucile Molara paraissait divinement belle. Elle était parvenue à cet âge de la vie où, aux charmes de la jeunesse s’ajoute l’esprit de la femme faite. Ses traits parfaits reflétaient son âme, révélant à chaque émotion, à chaque saute d’humeur, cette vivacité d’expression qui est le plus grand des charmes féminins. Sa haute silhouette était pleine de grâce et sa robe, presque classique, rehaussait sa beauté et s’harmonisait avec le paysage.

Cependant, quelque chose dans sa physionomie trahissait un désir insatisfait. Il y avait près de cinq ans que Lucile avait épousé Antonio, alors qu’il était au sommet de sa puissance. La famille de Lucile avait été parmi les partisans les plus acharnés de la cause de Molara, et son père et son frère étaient morts sur le champ de bataille de Sorato. Sa mère, brisée de désespoir et de douleur, ne vivait plus que pour confier sa fille aux soins de leur plus puissant ami, le général qui avait sauvé l’État et qui, maintenant, le gouvernait. Molara avait tout d’abord accepté cette tâche par obligation envers ceux qui l’avaient suivi avec tant de foi, et ensuite, pour d’autres motifs. Un mois s’était à peine écoulé qu’il était amoureux de la ravissante jeune fille que le destin avait conduite sur sa route. Quant à Lucile, elle admirait son courage, son énergie, son habileté. Les attraits de sa situation ne manquèrent pas de l’influencer également ; il lui offrait sa puissance et sa position – presque un trône ; en outre, il était une intéressante figure d’homme. Elle avait vingt-trois ans quand ils se marièrent. Pendant de nombreux mois, elle fut très occupée : bals, réceptions avaient rempli sa saison d’hiver d’un incessant cortège de distractions. Les princes étrangers avaient rendu hommage non seulement à la plus jolie femme d’Europe, mais aussi à une grande personnalité politique. Son salon accueillait les hommes les plus célèbres de tous les pays ; hommes d’État, soldats, poètes, savants venaient rendre grâce à leur idole. Elle s’était mêlée aux affaires de l’État. Des ambassadeurs suaves et courtois avaient, à mots couverts, fait de délicates allusions, et elle avait pu agir officieusement. Des plénipotentiaires lui avaient expliqué les détails des traités et des protocoles et elle n’en avait pas laissé échapper un mot. Des philanthropes argumentaient, exhortaient et développaient leurs points de vue ou leurs lubies. Chacun lui parlait des affaires publiques.