Il existait, en outre, des moyens autres que la procédure constitutionnelle (à ces mots, plusieurs délégués serrèrent les dents et s’entre-regardèrent d’une façon significative), mais, pour l’instant, ils devaient attendre, ils pouvaient le faire car le prix en valait la peine. C’était le bien le plus précieux au monde : la liberté.
Il s’assit parmi des figures plus détendues et des esprits plus calmes. Les délibérations reprirent. On décida d’aider, grâce à la caisse du parti, ceux que le massacre de leurs parents réduisait à la misère ; cela ne ferait qu’augmenter leur popularité auprès des classes laborieuses et pourrait susciter la sympathie des pays étrangers. Une délégation se présenterait devant le président pour lui faire part de la douleur des citoyens devant l’altération de l’ancien registre et pour demander que les droits de vote fussent établis. Ils devraient aussi réclamer la punition des officiers qui avaient commandé d’ouvrir le feu, et l’avertir de l’inquiétude et de l’indignation de la cité. Savrola, Godoy et Renos furent nommés membres de cette délégation, et le comité de Réforme se dispersa tranquillement. Moret s’attarda jusqu’à la fin et s’approcha de Savrola. Il était surpris de n’avoir pas été retenu comme membre de la députation. Il connaissait son chef beaucoup mieux que Renos, un avocat pédant qui avait peu d’amis ; Moret avait suivi Savrola avec dévotion et une confiance aveugle depuis le début ; il se sentait blessé d’être ainsi tenu à l’écart.
— Quel mauvais jour pour nous ! dit-il pour tâter le terrain.
Et comme Savrola ne répondait pas, il continua :
— Qui aurait pu penser qu’ils oseraient nous tromper ?
— Oui, un très mauvais jour – pour vous, répliqua pensivement Savrola.
— Pour moi ?… Que voulez-vous dire ?…
— Avez-vous réfléchi qu’il vous faut répondre de quarante vies humaines ? Votre discours était inutile ! Que pouvait-il amener de bon ? Le sang est sur vos mains. Le peuple est dompté. Le mal est grand et c’est votre faute.
— Ma faute ?… J’étais furieux. Il nous a trahis. Je ne pensais qu’à la révolte. Je n’ai jamais songé que vous resteriez assis sans bouger, déjà soumis… Ce démon devrait être un mort maintenant… À l’instant même, avant que s’abattent d’autres maux…
— Écoutez, Moret, je suis aussi jeune que vous, je pense aussi profondément. Je suis plein d’enthousiasme. Moi aussi, je hais Molara plus qu’il n’est raisonnable ; mais je me contiens car nous n’obtiendrons rien de cette façon. Retenez bien ceci : ou bien vous apprendrez à vous conduire comme je l’entends, ou vous suivrez votre chemin. Je ne veux personne de cette sorte – politiquement s’entend. Sur le plan amical, c’est différent.
Il s’assit et commença à écrire une lettre. Moret, pâle de mortification, due à la fois à la colère et aux reproches qu’il venait de subir, quitta la salle en toute hâte, tremblant encore des effets de l’admonestation.
Savrola resta. Il y avait beaucoup de travail ce soir-là. Des lettres à lire et à écrire, le ton des articles de tête de la presse démocratique à déterminer, et bien d’autres questions à régler. La machinerie d’un grand parti, plus, d’une vaste conspiration, demandait un soin constant et
attentif. 9 heures sonnèrent avant qu’il terminât sa tâche.
— Eh bien ! bonsoir Godoy, dit-il au maire, nous allons encore avoir demain une journée chargée. Nous devons contribuer à effrayer le dictateur. Faites-moi savoir à quelle heure il accordera audience.
À la porte de la mairie, il héla un fiacre, véhicule que ni le marasme de la saison mondaine, ni l’agitation de la situation politique ne pouvaient empêcher de se livrer à ses occupations habituelles. Après un court trajet, il arriva devant une maison petite, mais assez élégante – car Savrola était un homme aisé – située dans le quartier le plus agréable de la capitale. Une vieille femme ouvrit la porte lorsqu’il frappa. Elle parut heureuse de le voir.
— Là, dit-elle, j’ai passé un moment épouvantable alors que vous étiez dehors… Ce bruit, ces détonations… Les soirées sont fraîches, maintenant, vous devriez prendre votre manteau.
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