Demain vous serez enrhumé…

— Tout va bien, Bettina, répondit-il tendrement, j’ai la poitrine solide. Merci de ta sollicitude. Je suis très fatigué. Fais-moi servir un potage dans ma chambre, je ne dînerai pas ce soir…

Il monta pendant qu’elle s’affairait à la préparation du meilleur souper qu’il lui fut possible d’improviser. Les appartements de Savrola se trouvaient au second étage, une chambre, une salle de bains et un cabinet de travail. Des pièces petites, mais pleines de tout ce que le luxe et le bon goût pouvaient imaginer, l’affection et le soin préserver. Un large bureau occupait la place d’honneur. Il était arrangé de façon que la lumière éclairât la tête et la main de celui qui était assis, tandis qu’un large buvard, du genre le plus simple, était étalé devant lui. Un grand encrier de bronze en était la pièce maîtresse. Le reste de la table était occupé par des liasses de papiers classés avec soin. Le parquet, en dépit d’une vaste corbeille, était jonché de papiers. C’était la table de travail d’un homme politique.

La pièce était éclairée par des lampes électriques portatives à abat-jour. Des rayons couvraient les murs, chargés de livres fatigués. Dans ce Panthéon de la littérature, Savrola n’admettait personne qui n’eût été lu et apprécié. Les livres étaient de genre très varié : la philosophie de Schopenhauer séparait Kant de Hegel qui, lui-même, empiétait sur les Mémoires de Saint-Simon et les derniers romans français, Rasselas et La Curée reposaient côte à côte ; les huit substantiels volumes de la fameuse Histoire de Gibbon n’étaient peut-être pas suivis sans raison par une belle édition du Décaméron ; l’Origine des espèces voisinait avec la Bible, la République maintenait en équilibre La Foire aux vanités et l’Histoire des mœurs européennes. Un volume des Essais de Macaulay reposait sur le bureau lui-même ; il était ouvert, et ce passage splendide par lequel le génie d’un homme a immortalisé le génie d’un autre homme était marqué au crayon : « Et l’histoire, alors qu’elle notait ses nombreuses erreurs pour en avertir les natures généreuses, élevées et audacieuses, dirait alors à bon escient que, parmi les hommes éminents dont les ossements reposaient près des siens, peu avaient laissé un nom aussi propre, aucun un nom plus magnifique. »

Une boîte de cigarettes, à demi vide, se trouvait sur une petite table près d’un fauteuil bas en cuir. Près de celui-ci un lourd revolver de l’armée contre le barillet duquel de nombreuses cigarettes avaient été écrasées. Dans un coin de la pièce, une petite mais délicieuse Vénus capitoline, dont la couleur chaste et froide faisait contraste avec les formes charmantes. C’était le cabinet d’un philosophe, mais non d’un reclus glacé et académique. C’était la chambre d’un homme, d’un être humain qui appréciait tous les plaisirs de la terre, les jugeait à leur juste valeur, en jouissait et les méprisait tout à la fois.

Il y avait encore des papiers et des télégrammes intacts sur la table, mais Savrola était fatigué, ils pouvaient, à la rigueur, ils devaient même attendre jusqu’au matin. Il se laissa tomber sur sa chaise. Oui, cette journée avait été longue et sinistre. Il était un homme jeune, trente-deux ans, mais déjà il ressentait les effets du travail et des soucis. Son tempérament nerveux ne pouvait pas ne pas réagir devant les scènes violentes dont il avait été témoin, et le fait de réprimer ses émotions ne faisait qu’accroître son feu intérieur. Est-ce que tout cela valait la peine ? La lutte, le travail, la précipitation constante des affaires, le sacrifice de tant de choses qui rendent la vie facile ou plaisante. Pour quoi ? Le bien du peuple ! Cela, il ne pouvait se le cacher, représentait plutôt la direction que la cause de ses efforts. L’ambition en était la raison principale, et il n’avait pas la force de lui résister. Il pouvait apprécier les satisfactions d’un artiste, une vie consacrée à la recherche de la beauté, le plaisir le plus aigu, qui ne laissait derrière lui aucune douleur. Vivre dans un rêve tranquille, dans un calme philosophique, au milieu de quelque beau jardin, loin du bruit des hommes et avec toutes les distractions que l’art et l’intelligence peuvent suggérer, était, il le sentait, un tableau beaucoup plus agréable. Pourtant il savait qu’il ne pouvait le supporter. Véhément, élevé et audacieux, tel était le penchant de son caractère.