L’existence qu’il menait était la seule qu’il pourrait jamais vivre, il devait aller jusqu’au bout : la fin vient souvent tôt pour de tels hommes, dont l’esprit est si prompt à fonctionner qu’ils ne connaissent le repos que dans
l’action, le contentement que dans le danger, et dans la confusion, la paix.
Ses pensées furent interrompues par l’entrée de la vieille femme portant un plateau. Il était fatigué, mais les convenances devaient être observées. Il passa dans la pièce intérieure pour changer ses vêtements et faire un peu de toilette. Quand il revint, la table était dressée, le potage qu’il avait demandé s’était transformé par les soins de sa gouvernante en un repas plus soigné. Elle l’attendait, l’accablait de questions, surveillait son appétit avec un plaisir anxieux. Elle l’avait élevé depuis sa naissance avec un soin et une dévotion qui n’avaient pas souffert d’interruptions. L’amour de ces femmes est une chose vraiment étrange ! Peut-être est-ce au monde la seule affection désintéressée. La mère aime son enfant, c’est l’instinct maternel. La jeune fille aime son fiancé, cela aussi peut être expliqué. Le chien aime son maître, qui le nourrit ; un homme aime son ami, peut-être se trouvait-il à ses côtés dans des moments d’indécision. Pour tous, il existe des raisons, mais l’amour d’une nourrice pour son nourrisson apparaît complètement comme irrationnel. C’est une des rares preuves qui ne puissent être expliquées même par association d’idées, que la nature de l’être humain dépasse un simple utilitarisme, et que ses destinées sont hautes.
Le léger et frugal souper terminé, la vieille femme partit avec les assiettes et il retomba dans sa rêverie ; pourquoi se préoccuperait-il toujours de choses terre à terre ? Comment était la nuit ? Il se leva, marcha vers la fenêtre et, soulevant les rideaux, regarda dehors. La rue était très tranquille, mais il lui sembla entendre, à distance, le pas d’une patrouille. Toutes les maisons étaient sombres et maussades, au-dessus de sa tête les étoiles brillaient, c’était une nuit idéale pour les regarder.
Il ferma la fenêtre et, prenant une bougie, se dirigea vers une porte masquée par un rideau, sur un des côtés de la chambre ; elle ouvrait sur un étroit escalier en spirale qui conduisait à un toit en terrasse. La plupart des maisons, en Lauranie, étaient basses et, en atteignant le toit, Savrola découvrit la cité endormie. Des lignes de réverbères marquaient les rues et les places, et des points plus brillants signalaient les positions des navires dans le port. Mais il ne les regarda pas longtemps ; il se sentait pour l’instant très las des hommes et de leurs travaux. Un petit observatoire de verre occupait un des angles de cette plate-forme aérienne, le nez du télescope apparaissant à travers l’ouverture. Il déverrouilla la porte et entra. C’était un aspect de sa vie que le monde ne connaîtrait jamais ; il n’était pas un mathématicien soucieux de découvertes ou de renommée, mais il aimait observer les étoiles pour l’amour de leurs mystères. Après quelques manipulations, le télescope fut dirigé vers Jupiter, cette belle planète, qui, à cette époque, était haute dans le ciel, vers le nord. L’instrument était puissant, et la planète resplendissante. Le mouvement d’horlogerie du télescope lui permettait de continuer les observations alors que la terre tournait avec les heures. Pendant un long moment, il la regarda, à chaque moment un peu plus envoûté par le charme qu’exerce cet astre brillant sur l’humanité curieuse et scrutatrice.
Enfin il se leva, l’esprit toujours très loin de la terre. Molara, Moret, le parti, les scènes bouleversantes de cette journée, tout cela paraissait brumeux et irréel ; un autre monde, un monde plus beau, un monde de possibilités illimitées, captivait son imagination. Il pensa à l’avenir de Jupiter, à ces inconcevables périodes de temps qui s’écouleraient avant que le refroidissement rendît la vie possible à sa surface, à la marche lente et sûre de l’évolution, inexorable, sans pitié. Jusqu’où cela
entraînerait-il les habitants à venir d’un monde embryonnaire ? Peut-être simplement à quelque déformation de leur essence vitale, peut-être plus loin qu’il ne le pouvait rêver. Tous les problèmes seraient résolus, tous les obstacles surmontés, la vie atteindrait à son développement parfait. Alors l’imagination, franchissant le temps et l’espace, le conduisit à des périodes encore plus lointaines. Le processus de refroidissement continuerait, le parfait développement de la vie finirait dans la mort, tout le système solaire, et l’univers lui-même, dans sa totalité, serait un jour refroidi et sans vie, comme un feu consommé.
C’était une mélancolique conclusion.
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