Il ferma l’observatoire et descendit l’escalier, espérant que ses rêves contrediraient ses pensées.

1. Magistrat suprême exerçant les fonctions de ministère public. Correspond un peu au procureur général près la cour de cassation. Mais il est toujours député et fait partie du ministère. (NdT)

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LA DÉLÉGATION

Le président avait l’habitude de se lever de bonne heure, mais, avant même de mettre le pied par terre, il voyait toujours les journaux et lisait tout ce qui concernait la politique menée par son gouvernement, ainsi que les critiques qui s’y rapportaient. Ce matin-là, son programme était particulièrement chargé, car tous les journaux avaient consacré des éditoriaux à la restriction du droit de vote et à l’importante émeute qui avait eu lieu, sitôt la nouvelle connue. Il feuilleta d’abord L’Heure, organe d’une médiocrité orthodoxe qui avait l’habitude de soutenir – non sans une certaine prudence – le gouvernement, en échange de quoi la primeur d’une nouvelle lui était occasionnellement octroyée. Sur une colonne et demie, L’Heure exprimait, en termes modérés, son regret d’avoir vu le président dans l’impossibilité de réinstaurer la liberté du droit de vote, déclaration destinée à satisfaire la majorité de ses lecteurs ; la seconde colonne était consacrée à la critique sévère des responsables de la déshonorante émeute (les termes employés par le journal visaient la condamnation sans réserve des fauteurs de troubles) dont les conséquences avaient été si lamentables : c’était ainsi que la feuille remerciait le président de lui avoir envoyé, la veille au soir, le texte de la note britannique qu’elle publiait intégralement, le même jour, avec la mention « de notre correspondant particulier à Londres ».

Le Courtisan, qui était un respectable journal du matin, lu en particulier par les classes supérieures, exprimait son regret qu’une émeute aussi déplacée ait eu lieu au commencement de la saison et espérait que l’incident n’influerait en aucune façon sur l’éclat du bal de la Présidence, qui devait avoir lieu le 7 courant. Le journal donnait ensuite un excellent compte rendu du premier dîner ministériel offert par le président, sans oublier le détail du menu, et s’inquiétait de la santé du ministre de l’Intérieur, le señor Louvet, retenu loin de la table présidentielle par une subite indisposition. L’Expansion diurne, journal de très fort tirage, s’abstenait de tout commentaire, mais donnait un compte rendu détaillé du massacre, en insistant sur tous les détails sanglants dus, pour la plus grande partie, à l’imagination morbide du journaliste, avide de copie à sensation.

Telles étaient les feuilles sur lesquelles le gouvernement avait l’habitude de compter, et le président les lisait presque toujours en premier, afin de se préparer à subir l’assaut de la presse radicale, populaire et démocratique, dont les colonnes étaient toujours remplies d’insultes à son égard, ainsi que pour tout ce qui touchait à son gouvernement et à ses travaux. Mais, à force d’abuser de langage violent, il arrive que, dans les occasions spéciales, les moyens s’avèrent usés. Le Fabien, Le Soleil et La Marée montante avaient déjà épuisé toutes les épithètes de leur vaste vocabulaire à l’occasion d’autres incidents plus ou moins importants. Devant ce nouvel état de choses, alors qu’une fusillade avait été dirigée contre les citoyens et un ancien privilège aboli, il ne testait plus à leur disposition qu’une relative modération. Ils avaient si souvent comparé le chef de l’État à Néron et à Judas, au grand avantage de ces derniers, qu’on pouvait se demander ce qu’ils trouveraient à dire à présent. En fait, ils étaient parvenus à inventer quelques nouvelles expressions et insistaient lourdement sur le fait que le dîner ministériel avait eu lieu « avec un mépris total des plus ordinaires instincts d’humanité ». Le Soleil, lui, remporta un succès personnel auprès de ses lecteurs grâce à un paragraphe où il décrivait les ministres « s’abandonnant à une ignoble orgie, où la gloutonnerie avait libre cours, trempant leurs doigts ensanglantés dans des mets de choix tandis que les cadavres de leurs victimes gisaient, invengés et sans sépulture ».

Le président termina sa lecture, repoussa les journaux, qui glissèrent de son lit, et fronça les sourcils. Les critiques ne le touchaient point, mais il n’ignorait pas le pouvoir de la presse et il voyait déjà le reflet de l’opinion publique qui serait dressée contre lui. Sans aucun doute possible, la balance n’oscillait pas en sa faveur.

Pendant le petit déjeuner il se montra maussade et silencieux, et Lucile évita avec tact de l’irriter en lui épargnant les banalités d’une conversation matinale. Il était toujours au travail dès 9 heures, mais, ce matin-là, il commença encore plus tôt. Quand il entra dans son bureau, son secrétaire était déjà en train d’écrire d’un air très affairé. Se levant de son siège, il salua le président cérémonieusement, sans toutefois que son geste fût plus une marque de respect qu’une simple affirmation d’égalité. Le président répondit d’un signe de tête et s’approcha de sa table, où la correspondance qui lui était particulièrement destinée était soigneusement disposée. Il s’assit et se mit à lire. De temps en temps, il ponctuait sa lecture d’une exclamation d’approbation ou de blâme, et son crayon courait souvent sur le papier pour indiquer les décisions prises ou une opinion sur un sujet donné. Miguel venait alors prendre les documents qu’il avait ainsi annotés et les portait dans la pièce voisine, où de jeunes secrétaires s’employaient à traduire en langage officiel les indications concises portées en marge : « Refuser sèchement », « Certainement pas », « S’adresser au ministère de la Guerre », « Répondre avec éloquence », « Je ne suis pas de cet avis », « Voir le rapport de l’année dernière », et ainsi de suite.

Lucile avait aussi des lettres à lire et à écrire. Une fois sa tâche expédiée, elle décida de faire une promenade en voiture dans le parc. Depuis plusieurs semaines, depuis qu’ils étaient revenus de leur résidence d’été, elle n’avait pas repris l’habitude de ces promenades, habitude contractée au cours des années précédentes ; mais, à la suite des scènes et des émeutes qui avaient eu lieu la veille, elle estimait qu’il était de son devoir de faire preuve d’un courage qu’elle ne ressentait guère. Elle pensait ainsi venir en aide à son mari, car elle était si belle qu’un peuple amateur d’art ne pouvait que lui témoigner du respect. En tout cas, un tel geste ne pouvait pas faire de mal et, de plus, elle était lasse de ne voir que le palais et ses jardins. Elle donna l’ordre de faire avancer sa voiture et se disposait à y monter, quand un jeune homme survint à la porte du palais et s’inclina avec gravité devant elle.

Les citoyens de Lauranie s’étaient toujours flattés de ne jamais mêler la politique à la vie privée de chacun. Nous verrons au cours de ce récit s’ils devaient tenir leur parole.