En l’état actuel des choses, la situation ne pouvait qu’être très tendue, mais cela n’empêchait pas les antagonistes politiques d’échanger les marques extérieures d’une parfaite courtoisie. Lucile, qui avait connu le grand démocrate alors qu’il était un hôte assidu de la maison de son père, avant la guerre civile, et qui n’avait jamais cessé d’entretenir des relations officielles mais amicales avec lui, le salua avec un sourire et lui demanda s’il venait voir le président.

— Oui, répondit-il, j’ai rendez-vous avec lui.

— Affaires d’État, je suppose ? s’enquit-elle avec l’ombre d’un sourire.

— Oui, dit-il avec une certaine brusquerie.

— Que vous êtes tous ennuyeux, dit-elle audacieusement, avec vos affaires d’État et vos airs solennels ! Je n’entends parler que de cela du matin jusqu’au soir et même maintenant, alors que je me prépare à fuir le palais pour trouver une heure de détente, voilà que les affaires d’État viennent à ma rencontre à la porte.

Savrola sourit ; il était impossible de résister à son charme. L’admiration qu’il avait toujours ressentie devant sa beauté et son esprit reprenait ses droits, malgré la résolution et la vigilance dont il s’était armé afin d’affronter le président. Il était encore un jeune homme, et Jupiter n’était pas la seule planète qu’il admirât.

— Votre Excellence, dit-il, ne peut m’accuser d’aucune préméditation.

— En effet, répondit-elle en riant, et je vous tiens quitte de tout autre châtiment.

Elle fit signe au cocher et la voiture s’éloigna tandis qu’elle le saluait en souriant.

Savrola pénétra dans le palais et fut introduit par un valet de pied vêtu de la resplendissante livrée de la République, aux couleurs bleu et chamois, dans une antichambre où un jeune officier de la garde, le lieutenant qui avait commandé l’escorte, la veille, le reçut. Le président serait libre dans quelques instants, lui dit-il. Et, puisque les autres membres de la délégation n’étaient pas encore arrivés, voudrait-il, en attendant, prendre une chaise ? Le lieutenant l’observait d’un air indécis, comme on regarde un étrange animal d’aspect inoffensif mais dont la force, une fois qu’elle est éveillée, fait parler d’elle. Car on lui avait inculqué les principes militaires les plus classiques : les hommes du peuple (et pour lui, il s’agissait de la populace) n’étaient que des « porcs » ; leurs chefs pouvaient être désignés par le même qualificatif renforcé par quelque adjectif ; les institutions démocratiques, le Parlement et tout ce qui s’y rapporte n’étaient que balivernes. Il pouvait donc sembler que Savrola et lui seraient à court de conversation, mais il n’en fut rien car, en dehors de sa mise avenante et de ses bonnes manières, le jeune militaire avait d’autres talents et, en particulier, il était considéré par l’équipe de polo des lanciers de la garde comme un joueur d’avenir.

Savrola, à qui il importait de tout savoir, lui demanda où en était le projet caressé par la cavalerie lauranienne d’envoyer une équipe de polo en Angleterre pour prendre part au championnat qui devait avoir lieu à Hurlingham. Le lieutenant Tiro (car tel était son nom) se plongea dans la discussion avec joie, pour déterminer quel serait le meilleur « arrière » et ce ne fut que l’arrivée du maire et de Renos qui interrompit la conversation. Le lieutenant se rendit alors auprès du président pour l’informer que la délégation attendait pour être reçue.

— Je les verrai tout de suite, dit Molara, faites-les monter ici.

Les hommes qui composaient la délégation gravirent alors les marches qui conduisaient au bureau du président, celui-ci se leva pour les recevoir avec courtoisie. Godoy lui exposa les doléances des citoyens ; il lui rappela les protestations qu’ils avaient élevées contre le gouvernement anticonstitutionnel des cinq dernières années, et la joie qu’ils avaient manifestée lors de la promesse faite par le président de réunir les États. Il décrivit l’amère déception des hommes devant la limitation du droit de vote et leur vif désir de voir cette liberté rétablie. Il insista sur l’indignation de tous devant la cruauté des soldats qui avaient tiré sur des hommes désarmés et déclara, pour terminer, qu’en tant que maire, il lui était impossible de se porter garant de la loyauté du peuple envers le président ni de son respect envers sa personne. Renos, parlant ensuite, reprit des arguments assez semblables, mais en insistant particulièrement sur l’aspect légal du récent geste du président et sur la gravité de ses répercussions futures.

Molara répondit longuement à ses interlocuteurs. Il fit valoir l’état de trouble qui régnait dans le pays et surtout dans la capitale ; il fit allusion aux désordres occasionnés par la dernière guerre et aux souffrances subies par la grande masse populaire. Ce que l’État demandait, précisa-t-il, c’était un gouvernement fort et stable. Au fur et à mesure que le calme reviendrait, la liberté de vote pourrait être étendue, et rétablie complètement. En attendant, de quoi pouvait-on se plaindre ? Le droit et l’ordre régnaient partout ; les services publics fonctionnaient bien ; la paix et la sécurité étaient assurées. Bien plus, une politique étrangère énergique permettait au pays de sauvegarder son honneur. Voulaient-ils en voir un exemple ?

Molara se tourna vers son secrétaire et lui ordonna de lire la réponse faite à la note britannique sur la question africaine. Miguel se leva et se mit à lire le document en question, de sa voix douce et ronronnante, qui accentuait encore les insultes contenues dans le texte :

— Et ceci, messieurs, dit le président quand la lecture fut terminée, s’adresse à une des puissances militaires et navales les plus importantes du monde.

Godoy et Renos demeurèrent silencieux. Leur patriotisme s’était réveillé, leur orgueil était satisfait. Mais Savrola sourit d’une façon exaspérante :

— Il faudra autre chose que quelques dépêches, dit-il, pour empêcher les Anglais de pénétrer dans la sphère africaine ou pour inciter le peuple de Lauranie à se soumettre à votre loi.

— Si des mesures plus énergiques s’imposaient, dit le président, vous pouvez être sûr qu’elles seraient prises.

— Après les événements d’hier, nous n’en doutons pas.

Le président feignit d’ignorer ce sarcasme.

— Je connais le gouvernement anglais, dit-il, il n’aura pas recours aux armes.

— Et moi, dit Savrola, je connais le peuple lauranien. Je ne saurais vous donner une telle assurance.

Il y eut un long silence. Les deux hommes étaient debout, l’un en face de l’autre, se mesurant du regard, tels deux escrimeurs prêts à l’attaque. Car les regards échangés étaient ceux de deux mortels ennemis qui évaluent les distances et supputent leurs chances. Savrola se détourna, enfin, avec l’ombre d’un sourire jouant sur ses lèvres : il avait lu jusque dans le cœur du président et il avait l’impression d’avoir jeté un coup d’œil en enfer.

— C’est une question d’opinion, monsieur, dit Molara, enfin.

— Ce sera bientôt un chapitre d’histoire.

— Il y aura autre chose à raconter avant cela, dit le président ; puis il ajouta, cérémonieusement : Je vous remercie, monsieur le maire, et vous, messieurs, de m’avoir signalé les dangereux éléments de désordre qui existent dans certaines classes populaires. Soyez assurés que toutes les précautions seront prises pour éviter une révolte. J’espère que vous, de votre côté, continuerez à me tenir au courant. Au revoir.

Il ne restait plus à la délégation qu’à se retirer, après que Savrola eut remercié le président de leur avoir accordé une audience et qu’il l’eut assuré qu’il se ferait un plaisir de le tenir informé des sentiments hostiles nourris par le peuple à son égard.