Tandis que les trois hommes descendaient l’escalier, ils croisèrent Lucile, qui rentrait plus tôt que prévu de sa promenade. Elle remarqua l’expression de leurs visages et comprit que la discussion avait été chaude. Elle passa sans broncher devant Godoy et Renos, mais décocha à Savrola un joyeux sourire qui signifiait qu’elle ne s’intéressait nullement à la politique et qu’elle ne pouvait comprendre que l’on puisse s’exciter sur un tel sujet. Ce sourire ne le trompa point, car il connaissait trop bien à la fois ses goûts et ses talents, mais il ne put qu’admirer l’attitude qu’elle avait adoptée.
Il rentra chez lui à pied. L’entrevue n’avait pas été entièrement décevante. Il n’avait jamais espéré pouvoir convaincre le président : cela ne faisait pas partie du domaine des possibilités. Mais ils étaient parvenus à exprimer les vues du peuple et Godoy et Renos avaient d’ores et déjà envoyé un résumé de leurs observations aux journaux, de sorte que le parti ne pouvait pas se plaindre de l’inaction de ses chefs dans une période de crise comme celle qu’ils traversaient actuellement. Il pensait être parvenu à effrayer Molara, si tant est qu’on puisse faire peur à un homme tel que lui. Mais une chose était certaine, c’est qu’il l’avait mis en colère. Cette pensée lui fit plaisir, sans qu’il sût vraiment pourquoi. Jusqu’ici, il avait toujours réprimé des émotions aussi futiles et peu philosophiques, mais, pour une raison quelconque, il sentait aujourd’hui que son aversion pour le président avait pris un cours nouveau. Puis sa
pensée revint à Lucile. Quelle belle femme ! Et qu’elle usait bien de cette connaissance instinctive des sentiments humains qui est la seule source du véritable esprit ! Molara pouvait être heureux d’avoir une telle femme. Décidément, il ne l’aimait vraiment pas. Mais, bien entendu, c’était à cause de son attitude anticonstitutionnelle.
Quand il arriva chez lui, il trouva Moret qui l’attendait, visiblement énervé et de mauvaise humeur. Il avait écrit plusieurs longues lettres à son chef pour lui faire part de sa décision formelle de cesser toute relation avec lui et son parti. Mais il les avait déchirées et il était venu lui dire de vive voix ce qu’il avait sur le cœur.
Savrola remarqua aussitôt sa mine.
— Ah ! Louis, s’écria-t-il, je suis content de vous voir ! C’est gentil à vous d’être venu. Je viens de quitter le président, il est récalcitrant, il ne bougera pas d’un centimètre. J’ai besoin de votre avis. Qu’allons-nous décider ?
— Que s’est-il donc passé ? demanda le jeune homme d’un ton boudeur, mais non sans curiosité.
Savrola lui fit un bref rapport sur l’entrevue ; Moret écouta attentivement, puis s’écria, toujours avec sa mauvaise humeur :
— Le seul argument qu’il comprenne est celui de la force. Moi, je soulèverais le peuple !
— Vous avez peut-être raison, dit Savrola d’un air réfléchi, je suis à moitié tenté de vous croire.
Moret soutint ses arguments avec ardeur et énergie et jamais son chef n’avait paru écouter ses suggestions avec autant de complaisance, malgré toute la violence qu’elles comportaient. Pendant plus d’une demi-heure, ils discutèrent, sans que Savrola pût être totalement convaincu. Soudain il regarda sa montre.
— Il est 2 heures passées, dit-il ; si nous déjeunions ici afin de vider la question ?
Ils se mirent à table. Le déjeuner était excellent et les arguments de Savrola de plus en plus convaincants. Enfin, au moment où le café fut servi, Moret reconnut qu’il valait peut-être mieux attendre et ils se séparèrent très cordialement.
5
UNE CONVERSATION PRIVÉE
— Voilà qui est fait ! dit le président à son secrétaire particulier dès que la porte se fut refermée sur la délégation, mais l’avenir nous en réserve d’autres. Il est certain que Savrola sera élu à la Division centrale et nous aurons alors le plaisir de l’écouter au Sénat.
— À moins, ajouta Miguel, que quelque chose d’imprévu ne survienne.
Le président connaissait son homme et il comprit aussitôt ce que ses paroles impliquaient.
— Non, ça ne va pas, nous ne pouvons pas faire cela. Il y a cinquante ans, cela aurait peut-être été possible. Mais, de nos jours, les gens ne tolèrent plus ce genre de chose : même l’armée pourrait avoir des scrupules. Non, vraiment, tant qu’il n’enfreint pas la loi, je ne vois pas comment nous pouvons l’atteindre constitutionnellement.
— Sa puissance est grande, très grande, peut-être même la plus grande de toute la Lauranie. Tous les jours, il devient plus fort.
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