Bientôt ce sera la fin, dit le secrétaire lentement et pensivement.
Ayant toujours participé non seulement aux actions menées par Molara, mais aussi aux dangers courus par lui, il avait son mot à dire.
— Je crois que la fin n’est pas loin, poursuivit-il, peut-être très près de nous, à moins que…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Je vous dis que c’est impossible. S’il lui arrivait le moindre accident ici, c’est à moi qu’il serait imputé. Et qu’est-ce que cela signifierait : une révolution et aucun refuge à l’étranger.
— Il n’y a pas que la force, la force physique.
— Je ne vois rien d’autre, d’autant plus que c’est un homme redoutable.
— Samson était aussi un homme redoutable, et les Philistins l’ont tué.
— Grâce à une femme. Or, je ne crois pas qu’il ait jamais été amoureux.
— L’avenir est devant nous.
— On demande une Dalila ! dit le président sèchement. Peut-être pourriez-vous lui en trouver une.
Le secrétaire parcourut la pièce du regard et ses yeux se fixèrent un instant sur une photographie de Lucile.
— Comment osez-vous !… Vous n’êtes qu’une canaille ! Vous ne savez plus ce que signifie le mot de « morale » !
— Ça fait déjà un certain temps que nous sommes associés, mon général – Miguel l’appelait toujours « général » dans ces moments-là, afin de rappeler au président divers petits incidents qui avaient eu lieu pendant la guerre, alors qu’ils travaillaient ensemble – et c’est peut-être là la raison de mon oubli.
— Vous êtes bien impertinent.
— Mes intérêts sont en jeu, car moi aussi, j’ai des ennemis. Vous savez parfaitement ce que vaudrait ma vie sans la protection de la police secrète… Je ne fais que me rappeler avec qui et pour qui ces choses ont été faites.
— Je me suis peut-être emporté, Miguel, mais il y a des limites, même entre…
Il allait dire amis, mais Miguel lui souffla : « complices ».
— Bon, dit Molara, appelez ça comme vous voudrez. Alors, qu’est-ce que vous proposez ?
— Les Philistins, reprit Miguel, arrivèrent à abattre Samson, mais avant cela, Dalila lui avait coupé les cheveux.
— Alors vous voudriez qu’elle le supplie de lui laisser tenir sa main ?
— Non, je ne crois pas que cela soit nécessaire, mais s’il pouvait être compromis…
— Elle ne consentira jamais à faire cela, pour être compromise elle-même dans l’histoire.
— Elle n’a pas besoin d’être au courant. On pourrait lui suggérer une autre raison de se lier avec lui. Ce serait une surprise pour elle.
— Vous êtes une canaille… une infernale canaille ! dit le président à voix basse.
Miguel sourit comme quelqu’un qui vient de recevoir un compliment.
— L’affaire, dit-il, est trop sérieuse pour que l’on puisse lui appliquer les lois habituelles des convenances et de l’honneur. Aux cas particuliers, remèdes spéciaux !
— Elle ne me pardonnera jamais.
— C’est à vous qu’il appartiendra de lui pardonner. Votre bonté d’âme vous permettra d’effacer de votre mémoire cette tentative d’offense. Vous n’aurez qu’à jouer le rôle du mari jaloux, quitte à reconnaître votre erreur par la suite.
— Et lui ?
— Imaginez le grand chef, si populaire parmi les siens, le patriote, le démocrate et tout et tout, que l’on trouve en train de ramper devant la femme du tyran !
L’indécence de toute l’histoire suffira à dégoûter bien des gens. Et qui plus est, imaginez-le crier grâce, se traîner aux pieds du président ! Joli tableau ! Ce serait sa ruine, car le ridicule seul le tuerait !
— Peut-être, dit Molara.
L’image était séduisante.
— Sûrement ! C’est la seule solution que nous ayons et elle ne vous coûtera rien. Toutes les femmes sont flattées par la jalousie des hommes qu’elles aiment, même quand il s’agit de leurs maris.
— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda Molara en regardant le visage laid et ridé et les cheveux gras de son compagnon.
— Je sais ! dit Miguel en ricanant avec une sorte d’orgueil répugnant.
Le président sentit une onde de dégoût le parcourir à l’idée des désirs qui pouvaient hanter Miguel.
— Monsieur le secrétaire, dit-il de l’air de quelqu’un qui a pris une décision, je vous demande de ne plus me parler de cette histoire. Je considère qu’elle fait encore moins honneur à votre cœur qu’à votre esprit.
— Je vois, d’après l’attitude de Votre Excellence, que toute allusion à cette affaire est, en effet, inutile.
— Avez-vous le rapport du comité d’Agriculture de l’année dernière ? Bon, faites-m’en faire un résumé. Il me faut des faits. Nous pourrons tenir le pays même si nous perdons la capitale ; et cela implique une grande partie de l’armée !
C’est ainsi qu’ils changèrent de conversation. Car ils s’étaient parfaitement compris et ils sentaient aussi bien l’un que l’autre l’aiguillon du danger.
Dès que le président eut terminé sa tâche matinale, il se leva et se disposa à quitter la pièce. Mais, avant de refermer la porte, il se tourna vers Miguel et lui dit brusquement :
— Il serait très avantageux pour nous de connaître l’attitude que l’opposition entend adopter, lors de l’ouverture du Sénat, n’est-ce pas ?
— Assurément.
— Comment pourrions-nous amener Savrola à parler ? Il est incorruptible.
— Il y a une autre façon d’agir.
— Je vous ai déjà dit qu’il ne faut pas songer à employer la force.
— Il y a autre chose.
— Je viens de vous ordonner, dit le président, de ne plus m’en parler.
— Précisément, dit le secrétaire, et il reprit sa plume.
Le jardin où Molara alla se promener était un des plus beaux et des plus connus de ce pays où toute végétation se présente sous une forme luxuriante, car la terre est fertile, le soleil très chaud et les pluies abondantes. Il y régnait un agréable désordre, car les Lauraniens n’aimaient pas particulièrement cette mode qui veut qu’un parc soit orné d’un nombre égal de petits arbres de forme symétrique, disposés selon des dessins géométriques. C’était un peuple illettré et ses jardins témoignaient de son dédain pour tout ce qui touche à la géométrie ou même à la précision. De vives taches de couleur, disposées avec un grand souci de contraste, formaient les points lumineux de leurs tableaux, tandis que des tonnelles, vertes et fraîches, en constituaient les ombres. Leur idéal, en matière de jardinage, voulait que chaque plante pût pousser librement, ainsi que la nature l’a voulu, en atteignant une perfection naturelle égale à celle cultivée par un art savant. Si le résultat obtenu n’était pas toujours artistique, la beauté n’en était, par contre, jamais exclue.
Cependant, le président n’attachait guère d’importance ni aux fleurs ni à la façon dont elles étaient
disposées ; il disait lui-même qu’il était beaucoup trop occupé pour avoir le temps de se soucier de la splendeur des couleurs, des harmonies ou des lignes. La teinte d’une rose ou le parfum d’un jasmin n’éveillaient en lui qu’un plaisir physique très rudimentaire, à peine conscient. Il était content d’avoir un jardin, d’abord parce que cela se faisait, ensuite parce que cela lui permettait d’y emmener des gens pour leur parler politique tranquillement et, enfin, parce que l’on pouvait y recevoir l’après-midi. Mais, personnellement, il ne s’y intéressait pas du tout, le potager lui semblait plus important, car son esprit pratique préférait un oignon à une orchidée.
La conversation qu’il avait eue avec Miguel lui avait donné matière à pensées, et il se mit à arpenter, d’un pas vif et rapide, l’allée ombreuse qui menait aux fontaines. La situation semblait désespérée. Ce n’était plus, ainsi que l’avait précisé Miguel, qu’une question de temps, à moins… à moins que Savrola puisse disparaître ou qu’il ne perde la confiance des siens. Il évita de s’appesantir sur l’idée qui occupait son esprit.
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