Il avait fait des choses très diverses durant la rude période de guerre, alors qu’il n’avait pas encore réussi, mais le souvenir de ces journées était pénible. Il se rappela un officier, un homme puissant, qui était colonel d’un régiment et, pour lui, un rival important ; il se souvint qu’à un moment crucial, il avait empêché les renforts d’arriver et qu’il avait laissé à l’ennemi le soin de le débarrasser d’un obstacle gênant. Puis un autre souvenir, pas très joli non plus, remonta à la surface : celui d’une convention qui n’avait pas été respectée, d’une trêve qui avait été rompue ; d’hommes qui avaient capitulé sous conditions, pour être ensuite fusillés contre le mur de la forteresse qu’ils avaient défendue si longtemps. Puis il se rappela avec ennui les méthodes qu’il avait adoptées
pour extorquer des informations d’un espion qui avait été capturé… Cinq années de vie active, de succès et de chance n’avaient pas obscurci la vision du visage de cet homme, contracté par la douleur.
Pourtant, l’idée qu’il avait actuellement en tête lui semblait la plus odieuse de toutes. Il n’était guère travaillé par les scrupules, mais, à l’instar de beaucoup d’hommes politiques d’hier et d’aujourd’hui, il avait essayé d’effacer à jamais un passé déshonorant. Dorénavant, avait-il dit, en prenant le pouvoir, il abandonnerait ces méthodes, car elles ne seraient plus nécessaires… Et déjà, il faisait appel à elles ! De plus, Lucile était très belle et il l’aimait, à sa façon, rien que pour cela ; elle était aussi une épouse remplie de tact, brillante, et il l’admirait et l’estimait d’un point de vue purement officiel. Si elle venait à savoir, elle ne lui pardonnerait pas. Mais elle ne saurait jamais… pourtant, cette idée lui faisait horreur.
Que faire autrement ? Il se rappela les visages qui l’avaient entouré la veille ; il songea à Savrola ; aux histoires qui lui avaient été rapportées par l’armée ; aux autres histoires d’un genre différent, plus sombres et mystérieuses, qui parlaient d’étranges groupements et de sociétés secrètes, de projets de meurtre et de révolution… La marée montait, il n’avait plus le temps d’attendre.
Puis il songea à l’autre solution qui s’offrait à lui : la fuite, l’abdication, une existence misérable dans un pays étranger, méprisé, bafoué, soupçonné… et il se souvint avoir entendu dire que les exilés vivaient toujours très vieux. Il ne voulait pas y penser ; il préférait mourir avant ; la mort seule le chasserait du palais et il lutterait jusqu’à son dernier souffle. Reprenant ses réflexions dès le début, il se rendit compte qu’il ne lui restait qu’une seule chance, qu’une seule voie de salut. Certes, elle
n’était pas agréable, mais c’était cela… ou rien. Tout en réfléchissant, il était arrivé à l’extrémité de l’allée et, en tournant le coin, il aperçut Lucile qui était assise près de la fontaine… tableau ravissant !
Elle vit son regard chargé de soucis et se leva pour venir à sa rencontre.
— Qu’est-ce qu’il y a, Antonio ? Vous avez l’air préoccupé.
— Les choses ont l’air de mal tourner pour nous, ma chère. Savrola, la délégation, les journaux, et surtout les rapports que j’ai eus sur le peuple, tout cela est chargé de menaces et fort alarmant pour nous.
— J’ai remarqué que l’on me regardait d’un air sombre, ce matin, lors de ma promenade. Croyez-vous qu’il y ait du danger ?
— Je le crois, dit-il, de son ton officiel et précis, un danger grave.
— J’aimerais pouvoir vous aider, dit-elle, mais je ne suis qu’une femme, que puis-je faire ?
Il ne répondit pas et elle poursuivit :
— Le señor Savrola est un homme aimable, je le connaissais assez bien avant la guerre.
— Il fera notre ruine.
— Sûrement pas !
— Nous allons être obligés de fuir le pays, si encore ils nous permettent cela.
Lucile devint plus pâle.
— Mais je sais reconnaître les hommes ; il existe un courant de sympathie entre nous : ce n’est pas un fanatique.
— Derrière lui et sous lui, il y a des pouvoirs dont il ignore la vraie valeur, qu’il ne peut plus contrôler, mais qu’il a suscités.
— Ne pouvez-vous rien faire ?
— Je ne peux pas le mettre sous les verrous, il est trop populaire et, surtout, il n’a enfreint aucune loi. Il ne s’arrêtera plus maintenant : les élections auront lieu dans quinze jours, il sera réélu malgré toutes les précautions que j’ai prises. Et c’est alors que les ennuis commenceront.
Il s’interrompit comme s’il se parlait à lui-même :
— Si nous pouvions savoir quelles sont ses intentions, nous pourrions peut-être arriver à le vaincre.
— Ne puis-je pas vous aider ? demanda Lucile avec vivacité. Je le connais, je crois qu’il m’aime bien. Il me dirait peut-être à l’oreille ce qu’il n’oserait dire à personne d’autre.
Elle songea à d’autres victoires remportées dans le passé.
— Ma chérie, dit Molara, pourquoi gâcheriez-vous votre vie en vous mêlant de sombres histoires politiques ? Je ne le voudrais pas.
— Mais moi, je le veux. J’essayerai, en tout cas, si cela peut vous aider.
— Cela peut faire mieux que m’aider.
— Très bien, alors, je réussirai. Dans quinze jours, vous saurez ce que vous voulez savoir. Il viendra au bal de la Présidence, je le verrai là-bas.
— Cela m’ennuie fort de vous laisser parler à cet homme, mais je connais votre esprit et nous avons vraiment un grand besoin de ces renseignements. Mais, dites-moi, croyez-vous qu’il viendra à ce bal ?
— Je vais lui envoyer un mot pour l’inviter, dit-elle, pour me moquer de la politique et lui conseiller de mettre au moins sa vie privée à l’abri de tout cela. Je crois qu’il viendra ; sinon je trouverai un autre moyen de le voir.
Molara la regarda avec admiration. Jamais il ne l’avait tant aimée qu’au moment où il sentait combien elle lui était utile.
— Je laisse donc cela entre vos mains. Je crains fort que tout cela ne serve à rien. Mais si vous réussissez, vous aurez peut-être sauvé l’État. Sinon, il n’y aura aucun mal de fait.
— Je réussirai, dit-elle avec confiance, et elle se leva pour rentrer, car elle avait compris que son mari désirait rester seul.
Molara demeura longtemps assis, le regard fixé sur l’eau où de gros poissons rouges nageaient avec paresse et placidité. Il avait l’air de quelqu’un qui vient d’avaler quelque chose de très amer.
6
SUR LE TERRAIN CONSTITUTIONNEL
La perspicacité des fondateurs de la République lauranienne leur avait permis d’estimer à sa juste valeur l’importance des relations sociales entre hommes d’État, quelles que fussent leurs opinions. Le président avait donc pris l’habitude de donner plusieurs réceptions officielles au cours de la saison d’automne, réceptions auxquelles tous les distingués représentants des deux partis étaient conviés et auxquelles il était de bon ton d’assister. Cette année-là, cependant, les sentiments étaient à ce point exacerbés et les relations à ce point tendues que Savrola avait décidé de ne pas se rendre à l’invitation qui lui avait été faite et qu’il avait déjà déclinée ; sa surprise fut donc grande quand il reçut une seconde carte, et elle ne fit que redoubler quand il eut pris connaissance du mot qui l’accompagnait, écrit de la main de Lucile.
Il se rendit compte qu’elle s’était volontairement exposée à une rebuffade et il se demanda pour quelle raison elle avait fait cela.
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