Bien entendu, elle avait tablé sur son charme : il est difficile, sinon impossible, de faire affront à une jolie femme : car la beauté demeure et l’offense lâche pied. Savrola savait qu’il aurait pu tirer parti de cette invitation si pressante envoyée par la présidence à un moment aussi critique ; mais il sentait
qu’elle l’avait jugé à sa propre valeur et qu’elle se savait en sécurité, au moins pour cela. Cette pensée lui fit plaisir. Il regretta de ne pouvoir se rendre à la réception ; mais sa décision était prise et il s’installa sur-le-champ pour lui écrire et refuser l’invitation. La moitié de la lettre était faite quand, soudain, il s’interrompit. Peut-être avait-elle besoin de lui ? songea-t-il. Il reprit le mot de Lucile et, en relisant, il lui sembla discerner une sorte d’appel. Aussitôt, il se mit en devoir de trouver des raisons de changer d’avis. Il invoqua la coutume qui était ancienne, la nécessité de montrer à ses partisans que, pour le moment, seule une agitation constitutionnelle était nécessaire : il songea que c’était là pour lui l’occasion de faire preuve de la confiance qu’il avait en l’issue favorable de ses plans ; en fait, il passa en revue tous les arguments… sauf le véritable.
Oui, c’était décidé, il irait. Le parti soulèverait peut-être des objections, mais cela lui était égal. Ce qu’il faisait ne les concernait en rien et il se sentait suffisamment fort pour affronter leur mécontentement. Il fut interrompu dans le cours de ses réflexions par l’entrée de Moret, dont le visage resplendissait d’enthousiasme.
— Le Comité de la division centrale vous a désigné à l’unanimité comme son candidat aux élections. L’espèce de marionnette présentée par le dictateur a été éliminée avec des huées. J’ai préparé une réunion publique pour jeudi soir, où vous prendrez la parole. Nous sommes sur la crête de la vague !
— Parfait ! dit Savrola. J’espérais bien être nommé. Notre influence sur la capitale est totale. Je serai ravi d’avoir l’occasion de parler, car il y a déjà quelque temps qu’il n’y a eu aucun discours, et il y a beaucoup à dire en ce moment. Pour quel jour me dites-vous avoir fixé la réunion ?
— Jeudi, dans la salle de l’hôtel de ville, à 8 heures du soir, dit Moret qui, tout en étant emporté, ne manquait pas de sens des affaires.
— Jeudi ?
— Oui, vous n’êtes pas pris ailleurs ?
— Eh bien ! dit Savrola, lentement, comme s’il pesait chacun de ses mots, c’est jeudi qu’a lieu le bal de la Présidence.
— Je sais, dit Moret, c’est pourquoi j’ai fixé la réunion pour ce soir-là. Ils se rendront compte qu’ils sont en train de danser sur un volcan. Même pas à deux kilomètres de là, le peuple sera massé, un peuple uni et déterminé. Molara ne passera pas une très belle soirée ; Louvet n’ira pas, Sorrento sera occupé à prévoir un massacre, s’il y a lieu. Tout cela gâchera leur soirée, car ils verront ce qui est écrit sur le mur.
— Je ne suis pas d’accord pour jeudi, Moret.
— Pas d’accord ? Pourquoi pas ?
— Parce que j’ai l’intention d’aller au bal ce soir-là, dit Savrola délibérément.
Moret suffoqua…
— Quoi ? cria-t-il. Vous !
— Sans aucun doute, j’irai. Les anciennes coutumes de l’État ne peuvent être mises de côté ainsi. Il est de mon devoir d’y aller ; nous nous battons pour la Constitution et nous devons respecter ses lois.
— Vous allez accepter l’hospitalité de Molara… pénétrer dans sa maison… manger à sa table ?
— Non, dit Savrola, je mangerai la nourriture fournie par l’État. Car, ainsi que vous le savez, les dépenses de ces réceptions publiques sont payées par l’impôt.
— Vous allez lui parler ?
— Certainement, mais il n’en tirera pas grand plaisir.
— Vous avez l’intention de l’insulter ?
— Mon cher Moret, qu’est-ce qui peut bien vous faire imaginer des choses pareilles ? Je serai très poli. Et c’est bien ce qui lui fera le plus peur, car il ne saura pas ce qui l’attend !
— Il est impossible que vous y alliez, dit Moret d’un ton décidé.
— Certainement j’irai.
— Pensez à ce que les syndicats ouvriers vont dire.
— J’ai pensé à tout cela et ma décision est prise, dit Savrola. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Ils verront bien que je n’ai pas l’intention, et cela pour un certain temps encore, de me défaire des méthodes constitutionnelles.
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