L’agitation se développait de tous côtés. La vaste et turbulente population de la capitale était entièrement dévouée à la nouvelle cause. Les manifestations succédaient aux manifestations, le tumulte au tumulte : même l’armée montrait des signes de désordre. À la fin, le président avait décidé de faire des concessions. On annonça que le 1er septembre les ordonnances électorales seraient publiées et qu’on donnerait au peuple l’occasion d’exprimer ses sentiments et ses vœux.

Cette promesse avait contenté les citoyens les plus pacifiques. Les extrémistes, se trouvant alors en minorité, changèrent de ton, et le gouvernement tirant parti des circonstances favorables en profita pour arrêter plusieurs chefs parmi les plus violents. Les autres, qui avaient lutté pendant la guerre et n’étaient revenus d’exil que pour prendre part à la révolte, traversèrent la frontière pour se mettre à l’abri. Les perquisitions firent découvrir des dépôts d’armes. Les nations européennes, qui observaient d’un œil inquiet et intéressé le baromètre politique de la Lauranie, étaient convaincues de la montée en flèche de la cause gouvernementale. Mais, pendant ce temps, le peuple attendait, en silence, que la promesse fût tenue.

Enfin, le jour vint. Les préparatifs nécessaires pour convoquer les soixante-dix mille électeurs mâles aux urnes avaient été menés à bien par les fonctionnaires de l’État. Le président, ainsi que le voulait la coutume, était là en personne, pour signer l’ordonnance des convocations aux citoyens loyaux. Des mandats électoraux seraient envoyés aux différentes sections électorales de la ville et des provinces, et ceux qui, d’après l’ancienne loi, avaient le droit de vote, seraient appelés à dire ce qu’ils pensaient de la conduite de celui que les populistes, par haine, appelaient le dictateur.

C’était cet instant que la foule attendait. Bien que des acclamations s’élevassent de temps à autre, la majorité des spectateurs attendait silencieusement. Même lorsque le président vint à passer, se rendant au Sénat, ils s’abstinrent de le huer ; à leurs yeux il avait déjà abdiqué et cela excusait tout. Les anciennes traditions, les droits si longtemps appréciés, seraient restaurés. Une fois de plus un gouvernement démocratique triompherait en Lauranie.

Soudain, en haut des marches, à la vue de tous, un jeune homme apparut, les vêtements en désordre, le visage congestionné. C’était Moret, un conseiller civique. La populace le reconnut immédiatement. Une immense acclamation s’éleva ; beaucoup d’hommes, qui ne pouvaient le voir, reprirent la clameur, qui résonna longuement sur la place, témoignant de la satisfaction d’une nation. Moret gesticulait avec véhémence, mais ses paroles, si toutefois il parlait, se perdaient dans le tumulte. Un autre homme, un huissier, arriva en toute hâte, posa la main sur l’épaule de Moret, et le ramena dans l’ombre de l’entrée. La foule hurlait toujours son enthousiasme.

Un troisième personnage fit alors son apparition à la porte, un vieil homme en robe d’officier municipal. Il descendit les marches d’un pas mal assuré jusqu’à une voiture rangée là pour l’attendre. De nouveau des acclamations fusèrent :

— Godoy ! Godoy ! Bravo, Godoy ! Champion du peuple ! Hourra…

C’était le maire, un des membres les plus puissants et les plus glorieux du parti de la réforme. Il monta dans sa voiture, qui avança dans l’espace vide ménagé par la troupe, puis pénétra dans la foule, qui, tout en continuant à hurler, lui faisait respectueusement place.

La voiture était découverte. De toute évidence le vieil homme était douloureusement ému. Il était pâle, la bouche plissée en une expression de douleur et de colère. Son corps tout entier frémissait d’émotion contenue. La foule l’avait d’abord applaudi, mais, prompte à comprendre, elle s’étonnait déjà de son attitude étrange et de ses regards remplis de détresse. Ils s’assemblèrent autour de la voiture, criant :

— Qu’est-il arrivé ? Tout s’est-il bien passé ? Parle, Godoy… Parle…

Mais il ne répondit à personne et, avec agitation, il donna ordre à son cocher de l’emmener le plus rapidement possible.