La foule morose s’écarta doucement, pensivement, comme si d’importantes résolutions avaient été prises. Quelque chose était arrivé, quelque chose de fâcheux, d’imprévu et de désagréable. Qu’était-ce donc ? Ils étaient anxieux de l’apprendre.
Alors d’extravagantes rumeurs commencèrent à circuler. Le président avait refusé de signer les ordonnances, il s’était tué, les troupes avaient reçu l’ordre de tirer ; les élections n’auraient pas lieu ; Savrola était arrêté. Le bruit de la multitude se transforma peu à peu en un sourd et dissonant bourdonnement de colère.
Enfin la réponse vint. Sur la place, il y avait une maison qu’une rue étroite séparait seulement de la Chambre des députés et où la troupe avait barré la circulation. Au balcon de cette maison, Moret, le conseiller civique, réapparut. Ce fut le signal qui déchaîna une tempête de cris sauvages et anxieux. Il leva la main, réclamant le silence. Au bout de quelques instants, les paroles qu’il prononçait purent être entendues par ceux qui se trouvaient à proximité.
— Vous êtes trahis… Une fraude cruelle… Les espoirs que vous nourrissiez sont réduits en cendres. Tout ce qui fut fait, le fut en vain… Tromperie ! Tromperie ! Tromperie !…
Les fragments de son discours portèrent loin dans la multitude excitée. Alors il cria ces paroles, perçues par des milliers de gens, répétées par des milliers d’autres :
— Le registre des citoyens a été truqué et les noms de plus de la moitié des électeurs ont été effacés !…
Pendant un instant ce fut le silence. Puis une immense clameur où se mêlaient fureur, désappointement et résolution s’éleva.
À ce même moment, la voiture présidentielle, tirée par quatre chevaux, avec ses postillons aux livrées républicaines, et escortée de lanciers, s’avança au pied de l’escalier, tandis que, de la Chambre, un remarquable personnage venait de sortir. Il portait le splendide uniforme bleu et blanc de général de l’armée ; sa poitrine étincelait de médailles et de décorations ; ses traits forts et animés étaient résolus. Avant de descendre, il marqua une pause, comme pour donner à la foule le temps de siffler et de huer à son aise. Il paraissait discuter avec insouciance avec son compagnon, le señor Louvet, ministre de l’Intérieur ; puis il montra une fois ou deux, du doigt, les masses ondulantes et, enfin, descendit doucement les marches. Louvet sembla vouloir l’accompagner, mais il
entendit le rugissement de la foule et se souvint tout à coup qu’un travail urgent l’attendait au Sénat. L’autre continua seul. Les soldats présentèrent les armes. Le hurlement furieux grossit. Un officier monté, raide sur son cheval, une inexorable mécanique, se tourna vers un subordonné pour donner un ordre. Plusieurs compagnies de fantassins commencèrent à défiler, venant de la droite de la Chambre, et s’alignèrent dans l’espace découvert qu’envahissait peu à peu la foule.
Le président monta dans sa voiture, qui, précédée d’un escadron complet de lanciers, partit immédiatement au trot. Aussitôt que la voiture atteignit la limite de la zone dégagée, la foule poussa en avant. L’escorte se trouva bloquée.
— Reculez ! cria un officier.
On n’y prêta même pas attention.
— Allez-vous bouger, ou devrons-nous vous y forcer ? ajouta une voix plus bourrue.
La foule ne recula pas d’un pas. Le danger était imminent.
— Trompeur ! Traître ! Menteur ! Tyran ! criaient les gens, ajoutant encore des expressions trop grossières pour être rapportées. Rends-nous nos droits, voleur !…
C’est alors que quelqu’un, derrière la foule, tira plusieurs coups de pistolet en l’air. L’effet fut instantané. Les lanciers abaissèrent leurs lances et chargèrent. Des hurlements de colère et de terreur s’élevèrent de toutes parts. La populace fuyait devant la cavalerie ; des hommes tombèrent sur le sol et furent foulés à mort ; d’autres furent blessés par les chevaux, les soldats en épargnèrent peu.
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