Le spectacle était horrible. Ceux qui se trouvaient derrière jetaient des pierres ou tiraient des coups de feu au hasard. Le président restait immobile. Droit et inflexible, il contemplait l’agitation comme certains regardent une course dans laquelle ils n’ont pas parié. Son chapeau fut projeté à terre. Un filet de sang coulait sur sa joue. Pendant quelques instants, l’issue du combat resta douteuse. La foule pouvait s’abattre sur la voiture et alors… être réduite en pièces par la multitude ! En vérité, il existait des morts plus agréables. Mais la discipline des soldats vint à bout de tous les obstacles. Le comportement ferme de l’homme dompte ses ennemis. Avec des huées et des vociférations, la foule recula.

Pendant ce temps, l’officier qui commandait l’infanterie s’alarmait des poussées de la foule, qui, ainsi qu’il pouvait en juger, s’orientaient toutes en direction de la voiture du président. Il décida de créer une diversion :

— Nous allons être forcés de tirer sur eux, confia-t-il au commandant qui était à ses côtés.

— Voilà qui est parfait ! répliqua l’autre, cela va nous permettre de continuer nos expériences sur la pénétration de notre nouvelle balle. Une expérience précieuse, monsieur !

Puis, se tournant vers ses soldats, il donna plusieurs ordres.

— Une expérience précieuse, en vérité, répéta-t-il.

— Quelque peu dispendieuse ! dit sèchement le colonel, et la moitié d’une compagnie suffira, commandant.

On entendit le cliquetis des culasses, tandis que les hommes chargeaient leur fusil. Les gens qui faisaient face aux soldats se jetèrent dans une folle mêlée pour échapper à la salve imminente. Un seul homme, coiffé d’un chapeau de paille, garda suffisamment de lucidité pour s’élancer en avant :

— Pour l’amour de Dieu, ne tirez pas, cria-t-il, ayez pitié ! Nous allons nous disperser !

Il y eut un temps d’arrêt, un ordre bref, des balles claquèrent. L’homme au chapeau de paille se plia en deux et tomba ; d’autres formes s’affaissèrent et s’immobilisèrent dans d’étranges positions. Le reste de la foule, sauf les soldats, réussit à s’enfuir. Il y avait, heureusement, de nombreuses voies d’évacuation : en quelques minutes, la place fut presque déserte. La voiture du président se dirigea alors à travers la foule en fuite pour atteindre les portes du palais gardées par d’autres soldats et s’engouffra dans le portail, en toute sécurité.

Tout était terminé. L’élan de la foule était maintenant brisé. La vaste place de la Constitution fut bientôt presque vide.

Les quarante cadavres qui gisaient sur le sol avaient joué leur rôle dans l’histoire de l’humanité et avaient cessé d’exister aux yeux des vivants. Les soldats ramassèrent les douilles et, bientôt, des forces de police vinrent avec des charrettes enlever les cadavres.

Le calme régnait de nouveau sur le territoire de la Lauranie.

2

LA TÊTE DE L’ÉTAT

La voiture et son escorte franchirent l’ancien portail, traversèrent une vaste cour et s’arrêtèrent devant l’entrée du palais. Le président mit pied à terre. Il savait l’importance qu’il y avait à conserver intactes l’aide et la bonne volonté de l’armée et, sans perdre de temps, il s’avança vers l’officier qui commandait les lanciers.

— Personne de blessé, j’espère…, dit-il.

— Rien de sérieux, mon général, répliqua le lieutenant.

— Vous avez conduit votre troupe avec beaucoup de jugement et de courage. Cela ne sera pas oublié. Mais il est facile de commander à des hommes braves ; nous ne les oublierons pas non plus. Ah ! colonel, vous avez raison de venir me trouver ! J’avais prévu quelques ennuis avec ces classes rebelles aussitôt qu’il était devenu évident que nous étions déterminés à maintenir l’ordre et la loi dans l’État.

Ces derniers mots s’adressaient à un homme à la chevelure sombre et au teint hâlé, qui venait d’entrer en toute hâte dans la cour, par une porte de côté. Le colonel Sorrento, car tel était le nom de l’arrivant, était le chef militaire de la police. En plus de ce poste important, il assumait la charge de ministre de la Guerre. Cette combinaison permettait au pouvoir civil d’être suppléé par le pouvoir militaire avec une promptitude parfaite chaque fois qu’il était nécessaire de prendre des mesures énergiques.