Cet arrangement s’adaptait parfaitement aux circonstances actuelles. D’habitude, Sorrento était calme et serein. Il avait vu de nombreux engagements, beaucoup de combats du genre de ceux qui ne permettent pas de quartier. Blessé plusieurs fois, il était considéré comme un homme brave et insensible. Mais il y avait quelque chose de terrifiant dans la fureur concentrée d’une foule, et l’attitude du colonel révélait qu’il n’était pas tout à fait endurci.

— Êtes-vous blessé, monsieur ? demanda-t-il en regardant le visage du président.

— Ce n’est rien… une pierre ; mais ils étaient vraiment déchaînés. Quelqu’un les avait excités. J’avais espéré pouvoir partir avant que les nouvelles fussent connues… Qui les a prévenus ?

— Moret, le conseiller civique, du balcon de l’hôtel… C’est un homme extrêmement dangereux. Il leur a dit qu’ils étaient trahis.

— Trahis ! Quelle audace ! Un pareil langage est du ressort de l’article 20 de la Constitution : inciter à la violence contre la personne du chef de l’État en dénaturant les faits.

Le président connaissait à merveille ces clauses de la loi publique, clauses destinées à renforcer le pouvoir exécutif.

— Arrêtez-le, Sorrento. Nous ne pouvons tolérer que la dignité du gouvernement soit impunément outragée… Ou, plutôt, attendez… Peut-être serait-il plus sage d’être magnanime maintenant que la question est réglée. Je ne veux pas de procès d’État en ce moment.

Et il ajouta d’une voix plus forte :

— Ce jeune officier, colonel, a rempli son devoir avec une grande résolution – un excellent soldat… Veuillez noter qu’un rapport en soit fait… L’avancement doit être dû au mérite et non à l’âge, grâce aux services rendus et non par le service. Nous n’oublierons pas votre conduite, jeune homme !

Il gravit les marches de l’escalier et entra dans le hall du palais, tandis que le sous-lieutenant, un garçon de vingt-deux ans, rouge de plaisir et d’excitation, rêvait déjà de pouvoir et de succès.

Le hall, spacieux et bien proportionné, était décoré dans le plus pur style de la République lauranienne, dont les armes s’étalaient partout ; les piliers étaient de marbre ancien et, par leur taille et leur couleur, ils témoignaient de la puissance et de la splendeur des jours passés. Par terre, des mosaïques formaient de ravissants motifs. Sur les murs, d’autres mosaïques ouvragées retraçaient les scènes principales de l’histoire nationale : la création de la cité ; la paix de 1370 ; la réception des envoyés du Grand Mogol ; la victoire de Brota ; la mort de Saldanho, ce patriote austère qui préféra périr plutôt que d’accepter une violation de la Constitution. Puis, passant aux années récentes, les murs montraient la construction du Parlement ; la victoire navale de Cape Cheronta et, finalement, la fin de la guerre civile, en 1883. De l’autre côté, dans une niche profonde, une fontaine de bronze, dont l’eau coulait parmi les palmes et les fougères, répandait une agréable fraîcheur. Face à l’entrée, un large escalier conduisait aux salles de réception dont les portes se dissimulaient derrière des rideaux cramoisis.

Une femme se tenait en haut des escaliers. Ses mains reposaient sur la balustrade de marbre et sa robe blanche faisait tache sur les rideaux de couleur vive. Elle était très belle, mais son visage trahissait l’anxiété et la crainte. Ainsi que font les femmes, elle posa deux questions à la fois :

— Qu’est-il arrivé, Antonio ? Le peuple s’est-il révolté ?

Elle s’arrêta timidement à la première marche, comme si elle avait peur de descendre.

— Tout va bien ! répliqua le président, de son ton le plus officiel. Quelques mécontents ont créé du désordre. Mais le colonel a pris toutes les précautions nécessaires et, une fois de plus, l’ordre règne, ma chère…

Puis, se tournant vers Sorrento, il continua :

— Il est possible que les désordres se renouvellent. Les hommes devront être consignés dans leur cantonnement. Vous leur accorderez un jour de solde supplémentaire pour qu’ils boivent à la santé de la République. Doublez les gardes, il sera préférable de faire patrouiller dans les rues cette nuit. Si quelque chose arrivait, vous me trouveriez ici. Bonne nuit, colonel.

Il monta quelques marches ; le ministre de la Guerre s’inclina avec gravité, tourna les talons et partit.

La femme descendit quelques degrés et ils se rencontrèrent à mi-chemin. Il prit ses deux mains dans les siennes et sourit affectueusement ; comme elle se trouvait un peu plus haut que lui, elle se pencha et l’embrassa. C’était un accueil un peu cérémonieux, mais aimable.

— Eh bien ! dit-il, nous en avons terminé avec cette journée, ma chérie… Mais combien de temps cela continuera-t-il  ?… Je ne sais. Les révolutionnaires semblent être de plus en plus forts. Il y a eu un moment dangereux, sur la place.