Parce qu’elle s’est rapprochée de Pierrot, Colombine a maintenant des yeux pour voir : bleue est la nuit, bleue est la neige, c’est évident ! Mais il ne s’agit pas du bleu de Prusse criard et toxique dont Arlequin possède tout un pot. C’est le bleu lumineux, vivant des lacs, des glaciers et du ciel, un bleu qui sent bon et que Colombine respire à pleins poumons.

 

Voici la fontaine prisonnière du gel, la vieille église, et voici les deux petites maisons qui se font face, la blanchisserie de Colombine et la boulangerie de Pierrot. La blanchisserie est éteinte et comme morte, mais la boulangerie donne des signes de vie. La cheminée fume et le soupirail du fournil jette sur la neige du trottoir une lueur tremblante et dorée. Certes Pierrot n’a pas menti quand il a écrit que son four n’était pas noir mais d’or !

Colombine s’arrête interdite devant le soupirail. Elle voudrait s’accroupir devant cette bouche de lumière qui souffle jusque sous sa robe de la chaleur et une enivrante odeur de pain, pourtant elle n’ose pas. Mais tout à coup la porte s’ouvre, et Pierrot apparaît. Est-ce le hasard ? A-t-il pressenti la venue de son amie ? Ou simplement a-t-il aperçu ses pieds par le soupirail ? Il lui tend les bras, mais au moment où elle va s’y jeter, pris de peur, il s’efface et l’entraîne dans son fournil. Colombine a l’impression de descendre dans un bain de tendresse. Comme on est bien ! Les portes du four sont fermées, pourtant la flamme est si vive à l’intérieur qu’elle suinte par toutes sortes de trous et de fentes.

Pierrot, tapi dans un coin, boit de tous ses yeux ronds cette apparition fantastique : Colombine dans son fournil ! Colombine, hypnotisée par le feu, le regarde du coin de l’œil et trouve que décidément il fait très oiseau de nuit, ce bon Pierrot enfoncé dans l’ombre avec les grands plis blancs de sa blouse et son visage lunaire. Il faudrait qu’il lui dise quelque chose, mais il ne peut pas, les mots lui restent dans la gorge.

Le temps passe. Pierrot baisse les yeux vers son pétrin où dort la grande miche de pâte blonde. Blonde et tendre comme Colombine… Depuis deux heures que la pâte dort dans le pétrin de bois, le levain a fait son œuvre vivante. Le four est chaud, il va être l’heure d’enfourner la pâte. Pierrot regarde Colombine. Que fait Colombine ? Épuisée par la longue route qu’elle a parcourue, bercée par la douce chaleur du fournil, elle s’est endormie sur le coffre à farine dans une pose de délicieux abandon. Pierrot a les larmes aux yeux d’attendrissement devant son amie venue se réfugier chez lui pour fuir les rigueurs de l’hiver et un amour mort.

Arlequin avait fait le portrait peint de Colombine-Arlequine en costume bariolé sur le mur de la blanchisserie. Pierrot a une idée. Il va sculpter une Colombine-Pierrette à sa manière dans sa pâte à brioche. Il se met au travail. Ses yeux vont sans cesse de la jeune fille endormie à la miche couchée dans le pétrin. Ses mains aimeraient caresser l’endormie, bien sûr, mais fabriquer une Colombine de pâte, c’est presque aussi plaisant. Quand il pense avoir terminé son œuvre, il la compare avec son modèle vivant. Évidemment la Colombine de pâte est un peu blême ! Vite, au four !

 

Le feu ronfle. Il y a maintenant deux Colombine dans le fournil de Pierrot. C’est alors que des coups timides frappés à la porte réveillent la vraie Colombine. Qui est là ? Pour toute réponse, une voix s’élève, une voix rendue faible et triste par la nuit et le froid. Mais Pierrot et Colombine reconnaissent la voix d’Arlequin, le chanteur sur tréteaux, bien qu’elle n’ait plus – tant s’en faut ! – ses accents triomphants de l’été. Que chante-t-il, l’Arlequin transi ? Il chante une chanson devenue célèbre depuis, mais dont les paroles ne peuvent se comprendre que si l’on connaît l’histoire que nous venons de raconter :

 

Au clair de la lune,

Mon ami Pierrot !

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu.

Ouvre-moi ta porte,

Pour l’amour de Dieu !

 

C’est que le pauvre Arlequin avait retrouvé au milieu de ses pots de peinture le message abandonné par Colombine grâce auquel Pierrot avait convaincu la jeune fille de revenir à lui. Ainsi ce beau parleur avait mesuré le pouvoir que possèdent parfois ceux qui écrivent, et aussi ceux qui possèdent un four en hiver.