L’assassinat se présentait seul à son esprit, car une querelle et un duel ne le rassuraient pas, mais Sapt n’était pas Michel le Noir et n’avait pas à ses ordres une troupe de bandits prêts à enlever, sans provocation apparente, un gentilhomme de distinction.

« Je ne trouve rien, » murmura Sapt, quittant son fauteuil pour se rapprocher de la fenêtre, espérant peut-être, comme il arrive souvent, puiser des inspirations dans la fraîcheur de l’air.

Il était dans son appartement, dans cette chambre du nouveau château qui donne sur le fossé à la droite du pont-levis quand on fait face au vieux château ; c’était celle qu’avait occupée le duc Michel. Elle se trouvait presque en face de l’endroit où le grand conduit avait fait communiquer la fenêtre du cachot du Roi avec les eaux de la douve. Le pont était baissé, car la paix était revenue à Zenda ; le conduit avait disparu, et la fenêtre du cachot, quoique toujours grillée, était découverte. La nuit était claire et belle et l’eau tranquille brillait capricieusement selon que la lune à demi pleine émergeait des nuages ou en était cachée. Sapt regardait d’un air sombre, frappant de ses doigts la pierre du rebord. L’air frais était bien là, mais il n’apportait pas la moindre idée. Tout à coup, le connétable se pencha au dehors avançant la tête à droite et à gauche aussi loin que possible vers la douve. Ce qu’il avait vu ou cru voir, est chose fort ordinaire à la surface de l’eau : de larges remous circulaires comme en peuvent produire une pierre qu’on jette ou un poisson qui saute. Mais Sapt n’avait pas jeté de pierre et les rares poissons des douves ne sautaient pas à cette heure. La lumière étant derrière Sapt, dessinait sa forme en hardi relief. Les appartements royaux donnaient de l’autre côté. Il n’y avait pas de lumières aux fenêtres du côté le plus proche du pont, on en voyait encore quelques-unes au delà, dans les logis des gardes et dans les offices. Sapt attendit que le remous cessât. Puis il entendit un bruit des plus faibles, comme si un grand corps se laissait tomber très doucement dans l’eau. Un instant après, droit devant lui, la tête d’un homme apparut.

« Sapt ! » dit une voix basse, mais distincte.

Le vieux colonel tressaillit et posant ses deux mains sur le rebord de la fenêtre, se pencha de telle sorte qu’il semblait en danger de perdre l’équilibre.

« Vite ! au rebord de pierre, de l’autre côté, vous savez bien, » dit la voix ; et la tête se détourna.

En quelques brassées vives et silencieuses, l’homme traversa la douve et se trouva caché dans le triangle d’ombre formé par la muraille du vieux château.

Sapt le suivait du regard, à moitié paralysé par l’étonnement subit d’entendre cette voix parvenir jusqu’à lui, au milieu du profond silence de la nuit. Car le Roi était couché, et qui possédait cette voix, excepté le Roi et un autre ?

Alors, maudissant sa lenteur, il se détourna : il se hâta de traverser la chambre. En un instant, il fut dans le corridor ; mais, là il tomba dans les bras du jeune Bernenstein, l’officier des gardes qui faisait sa ronde. Sapt le connaissait et avait confiance en lui, car il avait été avec nous pendant le siège de Zenda, lorsque Michel le Noir tenait le Roi captif, et il portait sur lui des marques laissées par les bandits de Rupert de Hentzau. Il était à ce moment lieutenant des cuirassiers de la garde royale. Il remarqua l’aspect de Sapt, car il s’écria :

« Quelque accident, monsieur ?

– Bernenstein, mon enfant, tout va bien dans cette partie du château. Allez sur le devant et, par le diable ! restez-y ! »

Assez naturellement, l’officier ouvrit de grands yeux. Sapt lui saisit le bras.

« Non ! Restez ici. Placez-vous à la porte qui conduit aux appartements royaux. Restez-y et ne laissez passer personne. Vous comprenez ?

– Oui, monsieur.

– Et quoi que vous entendiez, ne vous retournez pas. »

L’ahurissement de Bernenstein augmentait, mais Sapt était connétable et sur lui reposait l’entière responsabilité de Zenda et de tout ce que Zenda renfermait.

« Très bien, monsieur, » dit-il.

Avec un geste de soumission et tirant son épée, il resta debout devant la porte ; s’il ne pouvait pas comprendre, il pouvait obéir.

Sapt courut à la grille qui conduisait au pont et le traversa rapidement. Puis se détournant et le visage au mur, il descendit les marches qui aboutissaient à une dalle en saillie à six ou huit pouces au-dessous de l’eau. Lui aussi était alors dans l’ombre, mais il savait qu’un homme de haute taille, plus grand que lui, était là, debout, et il sentit tout à coup qu’on lui saisissait la main. Rodolphe Rassendyll était là en caleçon et chaussettes mouillés.

« Est-ce vous ! murmura Sapt.

– Oui, répondit Rodolphe. J’ai nagé depuis l’autre côté jusqu’ici, puis j’ai jeté une pierre, mais je n’étais pas sûr que vous m’eussiez entendu et comme je n’osais pas appeler, j’ai suivi la pierre. Tenez-moi un instant pendant que je mets ma culotte.