Dites à Rassendyll de ma part qu’il a bien agi, mais exposez-lui aussi qu’il a encore autre chose à faire. Qu’ils se disent adieu et que cela finisse. Grand Dieu ! Va-t-il perdre toute sa vie à penser à une femme qui ne sera jamais rien pour lui ! »
Sapt avait l’air indigné.
« Que peut-il faire de plus, demandai-je. Sa tâche ici n’est-elle pas remplie ?
– Oui, sans doute… peut-être… En tout cas, il nous a rendu notre bon Roi. »
Rendre le Roi entièrement responsable de ce qu’il était devenu eût été une parfaite injustice. Sapt n’en était pas coupable, mais il était amèrement désappointé que tous nos efforts n’eussent pas rendu un meilleur souverain à la Ruritanie. Sapt savait servir, mais il aimait que son maître fût un homme. « Oui, reprit-il, en me serrant la main, la tâche du brave garçon est accomplie. » Puis son regard brilla tout à coup et il ajouta tout bas : « Peut-être que non ! Qui sait ? »
Un homme ne mérite pas, je crois, d’être accusé de trop aimer sa femme, parce qu’il désire dîner tranquillement avec elle avant de partir pour un long voyage. Telle, du moins, était ma fantaisie, et je fus ennuyé d’apprendre que le cousin d’Helga, Anton de Strofzin, s’était invité à partager notre repas, pour me dire adieu. Il nous rapporta, avec sa légèreté vide, tous les bavardages de Strelsau. Une dernière nouvelle arrêta mon attention. On pariait au Club que Rupert serait rappelé.
« En avez-vous entendu parler, Fritz ? »
Inutile de dire que si j’avais su quelque chose, je ne l’aurais pas confié à Anton. Mais la chose était si manifestement opposée aux intentions du Roi, que je n’hésitai pas à la contredire avec autorité. Anton m’écouta, son front placide froncé d’un air entendu.
« Tout cela est bel et bien, me répondit-il, et vous êtes sans doute tenu de parler ainsi. Tout ce que je sais, c’est que Rischenheim en a dit quelque chose au colonel Markel, il y a un jour ou deux.
– Rischenheim croit ce qu’il espère, répliquai-je.
– Et où est-il allé ? s’écria Anton triomphant. Pourquoi a-t-il quitté Strelsau si subitement ? Je vous dis qu’il est allé retrouver Rupert et je parie qu’il lui porte quelque proposition. Oh ! vous ne savez pas tout, Fritz, mon garçon. »
C’était profondément vrai et je m’empressai de le reconnaître.
« Je ne savais même pas que le comte fût parti et bien moins encore pourquoi.
– Vous voyez bien ! » s’écria Anton.
Anton s’en alla persuadé qu’il m’avait damé le pion. Je ne voyais pas trop comment il était possible que le comte de Luzau-Rischenheim fût parti pour voir son cousin ; du reste, rien n’était moins certain. En tout cas, j’avais à m’occuper d’une affaire plus pressante. Oubliant ces bavardages, je dis au maître d’hôtel de faire partir Bauer avec le bagage, et de veiller à ce que ma voiture fût exacte. Helga s’était occupée, depuis le départ de notre hôte, de préparer de petites provisions pour mon voyage ; maintenant, elle venait me dire adieu. Quoiqu’elle s’efforçât de cacher toute apparence d’inquiétude, je m’aperçus de ses craintes. Elle n’aimait pas ces missions dans lesquelles elle voyait des dangers et des risques, selon moi fort peu probables. Ne voulant pas entrer dans cet ordre d’idées, je lui dis, en l’embrassant, de compter sur mon retour dans quelques jours. Je ne lui parlai même pas du nouveau et dangereux fardeau que je portais, bien que je n’ignorasse pas combien était grande la confiance que lui accordait la Reine.
« Mes amitiés au roi Rodolphe, au vrai roi Rodolphe, dit-elle ; il est vrai que ce que vous lui portez le rendra fort indifférent à mes amitiés.
– Je ne désire pas qu’il y attache trop de prix, ma chérie, » lui répondis-je.
Elle me prit les mains et leva les yeux vers mon visage.
« Quel ami vous êtes, Fritz, me dit-elle ; vous adorez M. Rassendyll. Vous croyez, je le sais, que je l’adorerais aussi, s’il me le demandait. Eh bien ! non ! Je suis assez absurde pour avoir ma propre idole. »
Toute ma modestie ne pouvait m’empêcher de deviner quelle était cette idole. Tout à coup, elle se rapprocha de moi et murmura à mon oreille (j’imagine que notre bonheur lui inspirait subitement une nouvelle sympathie pour sa maîtresse) :
« Faites qu’il lui envoie un message attestant qu’il l’aime, Fritz, quelque chose qui la réconforte. Son idole ne peut pas être près d’elle comme la mienne est près de moi.
– Oui, répondis-je ; il lui enverra ce qu’il faut pour la réconforter. Que Dieu vous garde, ma bien-aimée. »
Oui, sans doute il enverrait une réponse à la lettre que je portais, et j’avais juré d’apporter cette réponse saine et sauve. Je partis donc, confiant, avec la petite boîte et l’adieu de la Reine dans la poche intérieure de mon habit ; ainsi que me l’avait récemment recommandé le colonel Sapt, je détruirais au besoin l’une et l’autre et moi-même, s’il le fallait.
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