Au moment même où nous quittions la station, j’avais vu passer devant ma voiture, porté sur les épaules d’un employé, un sac qui ressemblait étrangement au mien. Je l’avais confié à Bauer qui l’avait mis, par mon ordre, dans le wagon aux bagages. Il paraissait peu probable qu’on l’en eût tiré par erreur ; cependant, celui que je venais de voir était tout pareil. Mais je n’étais sûr de rien et si je l’avais été, je n’aurais rien pu faire. On n’arrêtait plus avant Wintenberg et, avec ou sans mon bagage, il fallait que je fusse dans la ville le soir même.
Nous arrivâmes à l’heure exacte. Je restai un instant dans ma voiture, attendant Bauer pour me débarrasser de quelques petits objets. Comme il ne venait pas, je descendis. J’avais peu de compagnons de voyage et ils disparaissaient rapidement dans les voitures et les charrettes venues à leur rencontre.
J’attendais mon domestique et mon bagage.
La soirée était tiède et j’étais embarrassé de mon petit sac et d’un lourd manteau de fourrure.
Rien de Bauer ni du bagage. Je restai où j’étais pendant cinq ou six minutes. Le conducteur du train avait disparu ; mais bientôt, j’aperçus le chef de gare qui paraissait jeter un dernier regard sur les lieux. M’approchant de lui, je lui demandai s’il avait vu mon domestique ; il ne put rien me dire. Je n’avais pas de bulletin de bagage, le mien étant resté aux mains de Bauer, mais j’obtins la permission d’examiner les bagages arrivés ; le mien n’y était pas. Je crois que le chef de gare était quelque peu sceptique à l’endroit de mon domestique et de mes bagages. Il suggéra seulement que l’homme avait dû être laissé en route accidentellement. Je lui fis observer que, dans ce cas, il n’aurait pas été chargé du sac et que celui-ci serait arrivé avec le train. Le chef de gare admit la force de mon raisonnement, haussa les épaules et étendit les mains comme un homme à bout de ressources.
Pour la première fois, et très fortement, je doutai de la fidélité de Bauer. Je me rappelai combien je le connaissais peu et songeai à l’importance de ma mission. Par trois rapides mouvements de la main, je m’assurai que la boîte, la lettre et mon revolver étaient à leurs places respectives. Si Bauer avait fouillé mon sac, il avait tiré un billet blanc. Le chef de gare ne remarqua rien ; il fixait du regard la lampe à gaz suspendue au plafond.
Je me tournai vers lui.
« Eh bien ! commençai-je, dites-lui, quand il reviendra…
– Il ne reviendra pas ce soir, répondit-il en m’interrompant. Il n’y a plus de train. »
Je repris :
« Dites-lui, quand il reviendra, de me rejoindre à l’hôtel de Wintenberg. Je m’y rends immédiatement. »
Le temps pressait et je ne voulais pas faire attendre M. Rassendyll. En outre, mes craintes nouvelles me faisaient désirer d’accomplir ma mission le plus vite possible, Qu’était devenu Bauer ? À cette pensée s’en joignit une autre qui semblait se rattacher de façon subtile à ma situation actuelle : pourquoi le comte de Luzau-Rischenheim avait-il quitté Strelsau la veille de mon départ pour Wintenberg, et où était-il allé ?
« S’il vient, je le lui dirai, » reprit le chef de gare en regardant autour de la cour.
On ne voyait pas une voiture. Je savais que la gare était à l’extrémité de la ville, car j’avais traversé Wintenberg pendant mon voyage de noces, trois ans auparavant. L’ennui de faire la course à pied et la perte de temps qui devait en résulter mirent le comble à mon irritation.
« Pourquoi n’avez-vous pas autant de fiacres qu’il en faut ? demandai-je avec humeur.
– D’ordinaire, il y en a beaucoup, monsieur, répliqua-t-il plus poliment et comme s’il s’excusait. Il y en aurait ce soir sans une circonstance accidentelle. »
Encore un autre accident !
Mon expédition semblait destinée à être le jouet du hasard.
« Juste avant l’arrivée de votre train, continua le chef de gare, celui de la localité avait passé. Habituellement, presque personne ne le prend ; mais ce soir, vingt ou vingt-cinq hommes au moins en descendirent. Je reçus leurs billets ; ils venaient tous de la première station sur la ligne. Après tout, ce n’est pas si étrange, car il y a là une belle ménagerie. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que chacun d’eux prit une voiture pour lui seul et que tous s’éloignèrent en échangeant des rires et des cris.
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