Voilà pourquoi il ne restait plus qu’un ou deux fiacres à l’arrivée de votre train, et ils furent pris en un clin d’œil. »

Prise en elle-même, la circonstance n’était rien, mais je me demandai si le complot qui m’avait enlevé mon domestique, ne me privait pas aussi de voiture.

« Quelle sorte de gens étaient-ils ? demandai-je.

– De toutes sortes, monsieur, répondit le chef de gare, mais la plupart étaient d’assez misérable apparence. Je me demandai même où quelques-uns d’entre eux avaient pris l’argent de leur voyage. »

La vague sensation d’inquiétude que j’avais déjà éprouvée, devint plus forte. Bien que je la combattisse en m’accusant de lâcheté, j’avoue que je fus tenté de prier le chef de gare de m’accompagner. Mais, outre que j’avais honte de laisser voir une crainte en apparence sans fondement, il me déplaisait d’attirer sur moi l’attention de quelque manière que ce fût. Pour rien au monde je n’aurais voulu donner à penser que je portais sur moi un objet de valeur.

« Eh bien ! dis-je, il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher ! » Et boutonnant mon lourd pardessus je pris mon sac et ma canne et m’informai du chemin pour gagner l’hôtel. Mes infortunes avaient vaincu l’indifférence du chef de gare, qui me renseigna d’un ton sympathique.

« Tout droit le long de la route, monsieur, entre les peupliers pendant environ un demi-mille, et puis les maisons commencent et votre hôtel est dans le premier square, à votre droite. »

Quand je quittai la station et ses lumières, je m’aperçus qu’il faisait nuit noire, et l’ombre des hauts arbres augmentait encore l’obscurité. Je voyais à peine mon chemin et avançais craintivement, butant sur les pierres inégales. Les réverbères peu brillants étaient en petit nombre et séparés par de longues distances. Quant à des compagnons de route, j’aurais aussi bien pu me croire à mille lieues d’une maison habitée, Malgré moi, l’idée d’un danger m’assaillait. Je réfléchis à toutes les circonstances de mon voyage, donnant aux moindres incidents un aspect menaçant, exagérant la signification de tout ce qui pouvait paraître douteux, étudiant, à la lueur de mes appréhensions, chaque expression du visage de Bauer, et chaque parole qu’il avait prononcée. Je ne pouvais arriver à me rassurer. Je portais la lettre de la Reine et, j’en conviens, j’aurais donné beaucoup pour voir le vieux Sapt ou Rodolphe Rassendyll à mon côté.

Quand un homme soupçonne un danger, il ne s’agit pour lui, de se demander si le danger est réel, ou reprocher sa timidité, mais de regarder sa lâcheté en face, comme si le danger existait. Si j’avais suivi ce précepte et regardé autour de moi, surveillé les bords du chemin et le sol devant moi, au lieu de me perdre dans un dédale de réflexions, j’aurais eu le temps d’éviter le piège ou, du moins, de saisir mon revolver et d’engager la lutte, ou, en dernier ressort, de détruire ce que je portais, avant que le mal arrivât. Mais mon esprit était préoccupé et tout sembla se passer en une seconde. Au moment même où je venais de me déclarer l’inanité de mes craintes et de me résoudre à les bannir, j’entendis des voix, un murmure étouffé, vis deux ou trois ombres derrière les peupliers ; puis tout à coup, on se précipita vers moi. Je préférai la fuite au combat. M’élançant en avant, j’échappais aux agresseurs et courus vers les lumières et les maisons que j’entrevoyais à environ un quart de mille. Je courus l’espace de vingt mètres, peut-être de cinquante, j’entendis les pas qui me suivaient de près. Tout à coup, je tombai la tête la première. Je compris ! On avait tendu une corde en travers de ma route ; quand je tombai, deux hommes bondirent des deux côtés sur moi et je sentis la corde détendue sous mon corps. J’étais à plat ventre, le visage à terre : un homme à genoux sur moi, deux autres tenant mes mains et pressant ma figure sur la boue du chemin presque à m’étouffer. Mon sac m’avait échappé. Alors une voix dit :

« Retournez-le. »

Je connaissais la voix ; c’était la voix de Rischenheim lui-même !

Ils me saisirent pour me mettre sur le dos. Dans l’espoir de reprendre l’avantage, je fis un grand effort et repoussai mes assaillants. Pour un instant, je fus libre ; mon attaque imprévue semblait avoir surpris l’ennemi ; je me soulevai sur mes genoux. Mais ma victoire ne devait pas être de longue durée.

Un autre homme, que je n’avais pas vu, bondit sur moi comme un boulet de catapulte. Cette violente attaque me terrassa ; de nouveau, je fus étendu sur le sol, sur le dos cette fois, et je fus pris à la gorge par des doigts aussi forts que féroces. En même temps, mes bras furent de nouveau saisis et paralysés. Le visage de l’homme agenouillé sur ma poitrine se pencha vers le mien et, malgré l’obscurité, je reconnus les traits de Rupert de Hentzau. Il haletait à la suite de son effort subit et de la force avec laquelle il me tenait ; mais en même temps, il souriait et, quand il vit que je le reconnaissais, son sourire devint triomphant.

De nouveau, j’entendis la voix de Rischenheim.

« Où est le sac qu’il portait ? Elle peut être dans le sac.

– Quel niais ! répliqua Rupert avec dédain.