Seul dans Berlin

Hans Fallada

Seul dans Berlin

Traduit de l’allemand

par A. Virelle et A. Vandevoorde

Traduction revue et corrigée

par André Vandevoorde

Denoël

Titre original :

JEDER STIRBT FOR SICH ALLEIN

Éditeur original : Aufbau-Verlag, Berlin, 1965.

© Aufbau-Verlag, Berlin, 1965.

© Éditions Plon, 1967, pour la première édition.

© Éditions Denoël, 2002, pour la présente édition.

Num : Herb et Alv – Septembre 2014.

Première partie
 
 
LES QUANGEL

UNE MAUVAISE NOUVELLE

Eva Kluge, la postière, monte avec lenteur l’escalier du 55 rue Jablonski. Avec lenteur, non seulement parce que sa tournée l’a fatiguée, mais surtout parce qu’il y a dans sa sacoche une de ces lettres qu’elle déteste apporter. Pourtant, dans un instant, il faudra bien qu’elle la donne aux Quangel, deux étages plus haut.

Avant cela, au premier palier, elle doit remettre la circulaire du Parti aux Persicke.

Persicke est fonctionnaire ou dirigeant politique ou Dieu sait quoi dans le Parti. Eva Kluge s’embrouille encore toujours dans tous ces titres. La seule chose dont elle soit certaine, c’est qu’il faut donner du « Heil Hitler » aux Persicke et prendre bien garde à tout ce qu’on dit devant eux. Comme partout, au fond ; car il n’y a personne à qui Eva Kluge puisse dire ce qu’elle pense réellement. La politique ne l’intéresse pas le moins du monde ; elle est tout simplement une femme, et elle estime donc qu’on n’a pas mis des enfants au monde pour les faire tuer à la guerre. De même, à ses yeux, un ménage sans homme ne vaut rien. Or, pour le moment, elle n’a plus ni son mari, ni ses deux fils, ni son ménage. Et avec tout ça, elle doit garder bouche cousue, se tenir à carreau, et distribuer de sales lettres de la poste militaire, dactylographiées et estampillées par des rats de casernes.

Elle sonne chez Persicke, et, avec un « Heil Hitler », tend la circulaire au vieil ivrogne. Il arbore l’aigle nazi au revers de sa veste.

— Quoi de neuf ? interroge-t-il.

— N’avez-vous pas entendu le communiqué spécial ?… La France a capitulé.

Persicke n’est pas content, mais pas content du tout, de son interlocutrice :

— Bien sûr que je le sais ! Mais vous dites ça comme si vous faisiez tranquillement votre petite popote, alors que vous devriez le claironner, le crier à tous ceux qui n’ont pas la radio et convaincre les derniers rouspéteurs !… Nous avons gagné cette guerre-éclair, et maintenant en route pour l’Angleterre ! Dans trois mois, les Tommies seront fichus, et on verra alors le paradis que nous devrons à notre Führer !... Aux autres les plaies et les bosses, nous serons les maîtres du monde ! Entre, ma petite, et trinque avec nous !…, Amalie, Erna, August, Adolf, Baldur, amenez-vous !… Aujourd’hui, on se soûle et on se repose !... Arrosons ça maintenant. Et cet après-midi nous irons chez la vieille Juive du quatrième, et il s’agira que cette charogne nous régale de petits gâteaux et de café !… Je vous garantis que la vieille ne fera pas de manières. Je serai sans pitié !

Pendant que Herr Persicke, entouré des siens, se répand en démonstrations de plus en plus excitées et lampe les premières rasades de schnaps, Eva Kluge a gagné le palier suivant et a sonné chez Quangel. La lettre à la main, elle est prête à s’esquiver sur-le-champ. Mais voilà bien sa chance : ce n’est pas la femme qui lui ouvre ! Avec elle, la plupart du temps, Eva peut échanger quelques mots aimables. Mais non, c’est l’homme qui surgit, avec son visage en lame de couteau, sa bouche aux lèvres minces et ses yeux au regard glacé. Il prend la lettre sans dire une seule parole et ferme la porte au nez de la messagère, comme s’il s’agissait d’une voleuse avec qui il convient d’être sur ses gardes.

Eva Kluge se contente de hausser les épaules et redescend. Beaucoup de gens sont comme ça. Depuis qu’elle distribue le courrier dans la rue Jablonski, cet homme-là ne lui a encore jamais adressé la parole. Mais, tant pis, elle ne peut pas le changer, puisqu’elle n’est même pas parvenue à transformer son propre mari, qui gaspillait son argent aux courses et au cabaret et qui ne rentrait au logis que lorsqu’il n’avait plus un sou vaillant.

Les Persicke ont laissé leur porte ouverte, et l’on entend le tintement des verres, ponctuant la célébration de la victoire. Frau Kluge ferme doucement l’huis et continue à descendre.

Tout compte fait, c’est vraiment une bonne nouvelle, puisque, grâce à cette victoire-éclair sur la France, la paix s’est rapprochée. La paix, et le retour des deux garçons.

Mais à cette immense espérance se mêle le sentiment désagréable que des gens comme ces Persicke vont tenir le haut du pavé. Les avoir pour maîtres et devoir toujours se taire et ne jamais pouvoir dire ce qui vous tient à cœur, tout cela ne paraît décidément pas très juste à Eva Kluge.

Pendant un moment, elle pense aussi à l’homme au visage en lame de couteau, à qui elle vient de remettre la lettre de la Feldpost. Et elle évoque la vieille Juive Rosenthal, au quatrième étage. Ceux de la Gestapo ont emmené son mari, il y a quinze jours.