Je puis changer du tout au tout. »

Elle ne sait pas au juste quel pourrait être ce changement ; mais qu’elle ait épié cette conversation, c’est peut-être un signe. Elle se dit encore qu’Otto ne pourra plus continuer à toujours décider de tout :

— Je veux pouvoir faire ce que je veux, moi aussi. Même si ça ne lui plaît pas.

Elle mène activement les préparatifs du repas. C’est à son mari que va la plus grosse part de leur ravitaillement. Il n’est plus jeune et doit travailler dur, tandis qu’elle peut souvent s’asseoir pour faire ses travaux de couture ; une telle répartition des vivres va donc de soi.

Tandis qu’elle s’affaire, Borkhausen quitte l’appartement des Persicke. Tout en descendant, il abandonne l’attitude rampante qu’il avait eue avec eux. C’est la tête haute qu’il traverse la cour. Deux schnaps l’ont ravigoté, et il a en poche deux billets de dix marks ; l’un d’eux apaisera la mauvaise humeur d’Otti.

Mais, quand il pénètre dans son sous-sol, il s’aperçoit qu’Otti n’est pas du tout de mauvaise humeur. La table reste couverte d’une nappe blanche, et Otti est assise sur le divan avec un homme que Borkhausen ne connaît pas. L’hôte, qui n’est pas mal habillé, ramène précipitamment son bras, qui enlaçait les épaules d’Otti. Mais il aurait pu s’en dispenser : Borkhausen n’est pas regardant sur ce chapitre.

Il se dit : « Elle fait bien les choses. C’est au moins un employé de banque ou un professeur ! »

Dans la cuisine, les enfants hurlent à qui mieux mieux. Borkhausen leur donne à chacun une grosse tranche du pain qui est sur la table. Puis il s’attable : il y a du pain, de la charcuterie, du schnaps. Il a un regard plein de cordialité pour l’homme assis sur le divan et qui semble ne pas se sentir aussi à l’aise que lui.

Aussi Borkhausen s’en va-t-il, sitôt qu’il a mangé. Pour rien au monde, il ne voudrait déranger ce prétendant. L’avantageux, dans l’opération, c’est qu’il va pouvoir garder pour lui les vingt marks. Borkhausen se dirige vers la rue Roller ; on lui a parlé d’un cabaret où les gens tiendraient des propos particulièrement imprudents. Il y a peut-être là quelque chose à faire. À l’heure actuelle, le poisson peut se prendre partout à Berlin. De nuit comme de jour.

Quand Borkhausen pense à la nuit, il sourit dans ses moustaches. Ce Baldur Persicke, quelle bande !… Mais, avec lui, ils devront mettre le prix. Qu’ils ne croient surtout pas que deux schnaps et vingt marks suffiront ! Un temps viendra peut-être où il mettra tous ces Persicke dans sa poche. Pour le moment il n’a qu’à filer doux.

Là-dessus, il se rappelle qu’il doit rencontrer encore avant la nuit un certain Enno. C’est peut-être le personnage qui convient tout à fait en l’occurrence. Il fait quotidiennement sa ronde dans trois ou quatre cafés, fréquentés par des habitués du pari mutuel. Le nom véritable de cet Enno, Borkhausen ne le connaît pas. Il le trouvera bien, et c’est peut-être justement l’homme qu’il lui faut.

LE SECRET DE TRUDEL BAUMANN

Le portier connaît Otto Quangel, de sorte que celui-ci pénètre très aisément dans l’atelier. Mais il lui est infiniment plus difficile d’obtenir un entretien avec Trudel Baumann. Comme dans toutes les entreprises à cette époque, on travaille selon une planification très stricte ; avec des coefficients de production qu’il faut atteindre coûte que coûte ; chaque minute a donc son importance.

Le visiteur arrive à ses fins par l’entremise d’un contremaître.