(Comment refuser ce service à un collègue qui vous apprend qu’il vient de perdre son fils ?) Mais, à présent malgré le désir de sa femme, Quangel est obligé d’annoncer lui-même la terrible nouvelle à Trudel : pas question qu’elle l’apprenne par le contremaître… Pourvu qu’il n’y ait pas de cris, et surtout pas de syncope !… Anna s’est très bien comportée… Presque un miracle !… Trudel aussi a également les nerfs solides.
La voici enfin. Et Quangel, qui n’a jamais connu d’autres femmes que la sienne, doit s’avouer que la jeune fille est séduisante en diable avec sa frimousse encadrée de cheveux sombres, ses yeux rieurs et sa poitrine haute. Le travail de l’atelier n’a pu lui enlever ses fraîches couleurs. Même comme ça, avec son pantalon bleu de travail et son chandail rapiécé, elle dégage un charme capiteux. Mais l’essentiel de sa beauté réside sans doute dans sa façon de se mouvoir ; chacun de ses pas semble l’affirmation d’une vitalité débordante.
« C’est vraiment un miracle, songe Quangel, que notre Otto, toujours dorloté par sa mère, ait pu faire la conquête de cette merveille de fille ! »
Mais il se reprend aussitôt :
« Que sais-je donc de mon fils ?… Je ne l’ai jamais vu tel qu’il est. Peut-être tout autre que je ne l’ai imaginé… En radio, il était de première force ; c’était l’avis de tous ses professeurs. »
— Bonjour, Trudel, dit-il.
Il lui tend la main, dans laquelle se blottit prestement la main douce et tiède de la jeune fille.
— Bonjour, père, répond-elle. Quoi de neuf chez vous ? Maman a-t-elle envie de me voir ?… Otto a-t-il écrit ?… J’essaierai de passer chez vous le plus tôt possible.
— Il faut venir dès ce soir, Trudel, commence Otto Quangel. Il s’agit justement de…
Mais il n’achève pas sa phrase. Trudel a prestement fouillé dans la poche de son pantalon bleu et en retire un petit agenda, qu’elle feuillette hâtivement. Elle n’écoute que d’une oreille. Ce n’est pas le moment de lui parler de ça. Quangel attend donc patiemment qu’elle ait trouvé ce qu’elle cherche.
L’entrevue a lieu dans un long couloir dont les murs passés à la chaux sont couverts d’affiches. Involontairement, le regard de Quangel tombe sur l’une d’elles, collée en oblique derrière Trudel. Il en lit quelques mots en gros caractères d’imprimerie :
AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND
Puis trois noms, et :
ONT ÉTÉ CONDAMNÉS À LA PENDAISON
POUR CRIME DE HAUTE TRAHISON.
LA SENTENCE A ÉTÉ EXÉCUTÉE CE MATIN
AU PÉNITENCIER DE PLOETZENSEE.
Involontairement, il prend les mains de Trudel dans les siennes, et il l’éloigne de l’affiche.
— Qu’y a-t-il donc ? demande-t-elle, toute surprise.
Mais elle suit le regard de Quangel et lit également le texte. Une exclamation, qui peut tout signifier, lui vient aux lèvres : protestation contre ce qu’elle vient de lire, désapprobation du geste de Quangel, ou indifférence. Elle remet son agenda en poche et dit :
— Ce soir, c’est impossible, père. Mais je serai chez vous demain vers huit heures.
— Il faut que tu viennes ce soir, Trudel, répond Otto Quangel… Nous avons reçu des nouvelles d’Otto…
Il voit que toute gaieté disparaît des yeux de la jeune fille.
— Otto est mort, Trudel !
Du fond du cœur de Trudel monte le même « Oh ! » profond qu’il a eu lui aussi en apprenant la nouvelle. Un moment, elle arrête sur lui un regard brouillé de larmes. Ses lèvres tremblent. Puis elle tourne le visage vers le mur, contre lequel elle appuie le front. Elle pleure silencieusement. Quangel voit bien le tremblement de ses épaules, mais il n’entend rien.
« Une fille courageuse ! se dit-il. Comme elle tenait à Otto !… À sa façon, il a été courageux, lui aussi. Il n’a jamais rien eu de commun avec ces gredins. Il ne s’est jamais laissé monter la tête contre ses parents par la Jeunesse Hitlérienne. Il a toujours été contre les jeux de soldats et contre la guerre, cette maudite guerre !… »
Quangel est tout effrayé par ce qu’il vient de penser. Changerait-il donc, lui aussi ? Cela équivaut presque au « Toi et ton Hitler » d’Anna.
Et il s’aperçoit que Trudel a le front appuyé contre cette affiche dont il venait de l’éloigner. Au-dessus de sa tête se lit en caractère gras :
AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND
Son front cache les noms des trois pendus…
Et voilà qu’il se dit qu’un jour on pourrait fort bien placarder une affiche du même genre avec les noms d’Anna, de Trudel, de lui-même… Il secoue la tête, fâché… N’est-il pas un simple travailleur manuel, qui ne demande que sa tranquillité et ne veut rien savoir de la politique ? Anna ne s’intéresse qu’à leur ménage. Et cette jolie fille de Trudel aura bientôt trouvé un nouveau fiancé…
Mais ce qu’il vient d’évoquer l’obsède :
« Notre nom affiché au mur ? pense-t-il, tout déconcerté. Et pourquoi pas ? Être pendu n’est pas plus terrible qu’être déchiqueté par un obus ou que mourir d’une appendicite… Tout ça n’a pas d’importance… Une seule chose est importante : combattre ce qui est avec Hitler… Tout à coup, je ne vois plus qu’oppression, haine, contrainte et souffrance !… Tant de souffrance !… “Quelques milliers”, a dit Borkhausen, ce mouchard et ce lâche… Si seulement il pouvait être du nombre !… Qu’un seul être souffre injustement, et que, pouvant y changer quelque chose, je ne le fasse pas, parce que je suis lâche et que j’aime trop ma tranquillité… » Il n’ose pas aller plus avant dans ses pensées.
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