Ces gens vont sûrement descendre ; il n’a qu’à se tenir coi pour le moment.

Mais les pas se rapprochent, lentement et en trébuchant. C’est un des Persicke, et un Persicke saoul, il ne manquait vraiment plus que ça ! Borkhausen gagnerait bien le grenier, mais il en est séparé par une porte de fer fermée à clef. Pas moyen de se cacher ! Le seul espoir, c’est que l’ivrogne passe près de lui sans même le remarquer. Si c’est le vieux Persicke, c’est possible.

Mais ce n’est pas le vieux Persicke, c’est le sale gamin, le Bruno alias Baldur, le pire de la bande ! Il va et vient sans cesse dans son uniforme de chef de la Jeunesse Hitlérienne et attend qu’on le salue, bien qu’il ne soit qu’un bon à rien. Baldur monte lentement les dernières marches ; dans son ivresse, il se tient fermement à la rampe. Il a le regard trouble, mais ça ne l’empêche pas d’avoir depuis longtemps remarqué Borkhausen, collé contre le mur. Il ne lui parle pourtant que lorsqu’ils sont face à face :

— Qu’est-ce que tu espionnes ici ?… Je ne veux pas de ça !… Contente-toi de ta cave !… Ouste, disparais !

Et il lève son pied, chaussé d’un soulier à semelles cloutées. Mais il n’insiste pas, il est vraiment trop vacillant pour donner des coups de pied.

Borkhausen n’est pas habitué à ce ton-là. Quand il est mouché de la sorte, il se fait tout petit et il a peur. Il murmure humblement :

— Excusez-moi, Herr Persicke !… Je voulais seulement faire une petite blague à la vieille Juive.

De laborieuses réflexions plissent le front de Baldur :

— Charogne ! Tu voulais voler, oui ! C’est ça, ta blague à la vieille youpine !… Va-t’en !

Sous la grossièreté des mots, on perçoit une certaine bienveillance. Borkhausen a l’oreille fine pour ces nuances. Il dit donc, avec un sourire qui semble s’excuser pour cette plaisanterie :

— Je ne vole pas, Herr Persicke. J’ai seulement de temps en temps de petites combines.

Baldur Persicke ne lui rend pas son sourire. Il ne se compromet pas avec ce genre de gens, bien qu’ils puissent parfois être utiles. Il descend prudemment derrière Borkhausen. Ils sont tous les deux tellement perdus dans leurs réflexions qu’ils ne remarquent pas que la porte de l’appartement des Quangel est entrebâillée. Elle s’ouvre dès que les deux hommes sont passés. Anna Quangel se penche par-dessus la rampe et écoute.

À la porte des Persicke, Borkhausen salue du bras tendu :

— Heil Hitler, Herr Persicke… Et merci beaucoup.

Il ne sait pas trop lui-même pour quoi il remercie. Peut être parce que le chef des Jeunesses Hitlériennes ne lui a pas botté le bas du dos pour lui faire dégringoler les escaliers.

Baldur Persicke ne rend pas ce salut. Il fixe sur l’autre un regard vitreux ; Borkhausen commence par cligner des yeux, puis les baisse vers le sol. Baldur demande :

— Tu voulais faire une blague à la vieille Rosenthal ?

— Oui, répond Borkhausen, les yeux toujours baissés.

— Et quel genre de blague ?

Borkhausen se risque à regarder furtivement son interlocuteur :

— Oh, dit-il, je lui aurais volontiers caressé les joues.

— Ah Ah ! répond seulement Baldur.

Ils se taisent un instant. Borkhausen se demande s’il va prendre congé, mais il n’en a pas encore reçu l’ordre. Alors il continue à attendre, muet, les yeux de nouveau rivés au sol.

— Allons, entre ! dit tout à coup Persicke d’une voix pâteuse.

Et il désigne du doigt la porte de son appartement :

— Peut-être ai-je encore quelque chose à te dire… Il faudrait voir.

Borkhausen obéit à l’injonction et pénètre silencieusement chez les Persicke. Baldur le suit, un peu vacillant, mais avec une allure militaire malgré tout. La porte se referme sur eux.

Là-haut, Frau Anna Quangel abandonne son poste d’observation et rentre chez elle, en fermant la porte avec précaution. Pourquoi a-t-elle suivi la conversation de Baldur et de Borkhausen, d’abord sur le palier de Frau Rosenthal, puis sur celui des Persicke ? Elle n’en sait rien. D’habitude pourtant, elle calque toujours son attitude sur celle de son mari : ne pas s’occuper des faits et gestes des autres occupants de l’immeuble.

Le visage de Frau Quangel est encore d’une lividité maladive, et ses paupières palpitent nerveusement. Une ou deux fois, déjà, elle se serait volontiers assise pour pleurer. Mais elle ne le peut pas. Des phrases lui trottent en tête… « Ça me fend le cœur »… Ou « Cela me reste sur l’estomac »… Elle éprouve un peu de tout cela… Et il y a encore ceci : « Ils ne m’auront pas assassiné impunément mon enfant.