Il a peur, réellement peur, qu’elles ne le poussent implacablement à changer sa vie, de fond en comble.

Au lieu de cela, il contemple de nouveau ce visage de jeune fille au-dessus duquel on lit AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND. Elle ne devrait pas pleurer ainsi, appuyée justement à cette affiche !… Il ne peut résister à la tentation ; il écarte son épaule du mur et dit, aussi doucement qu’il peut :

— Viens, Trudel. Ne reste pas appuyée contre cette affiche !

Un moment, elle regarde sans comprendre le texte imprimé. Ses yeux sont de nouveau secs, ses épaules ne tremblent plus. Puis la vie revient dans son regard. Ce n’est plus un éclat joyeux, comme lorsqu’elle s’avançait dans ce couloir ; c’est un feu sombre, à présent. Avec fermeté et douceur à la fois, elle pose la main à l’endroit où se lit le mot « pendaison » :

— Je n’oublierai jamais, dit-elle, que c’est devant une de ces affiches que j’ai sangloté à cause d’Otto… Peut-être mon nom figurera-t-il aussi un jour sur un de ces torchons.

Elle le regarde fixement. Il a le sentiment qu’elle ne comprend pas toute la portée de ce qu’elle dit.

— Petite, réfléchis bien !… Toi, sur une affiche de ce genre !… Tu es jeune, tu as toute la vie devant toi… Tu riras de nouveau, tu auras des enfants.

Elle secoue fièrement la tête :

— Je ne veux pas d’enfants, aussi longtemps que je n’ai pas la certitude qu’on ne me les tuera pas, Aussi longtemps qu’un général peut dire : « Marche et crève !… » Père, continue-t-elle en lui saisissant les mains, père, peux-tu vraiment continuer à vivre comme avant, maintenant qu’ils t’ont tué ton fils ?

Elle le regarde d’un air décidé, et il se défend de nouveau contre ce sentiment étrange qui l’envahit :

— Les Français, murmure-t-il…

— Les Français ! s’insurge-t-elle. Est-ce ainsi que tu te tires d’affaire !… Qui donc a attaqué les Français ? Qui donc, père ?… Dis-le, à la fin !

— Mais que pouvons-nous donc faire ? répond désespérément Quangel. Nous ne sommes que quelques-uns, et tous les millions d’autres sont pour les nazis, maintenant plus que jamais, après cette victoire sur la France. Nous ne pouvons absolument rien faire.

— Nous pouvons faire énormément, murmure-t-elle. Nous pouvons saboter les machines, nous pouvons faire notre travail trop lentement et en dépit du bon sens, nous pouvons déchirer des affiches du genre de celle-ci et en placarder d’autres par lesquelles nous dirons aux gens comment on les trompe.

Elle continue, à voix encore plus basse :

— Mais l’essentiel, c’est que nous soyons autres que tous ceux-là, que nous n’en arrivions jamais à être et à penser comme eux. Nous ne serons jamais des nazis, même si les nazis conquièrent le monde entier.

— Et à quoi arriverons-nous, Trudel ? demande Quangel avec douceur. Je ne vois pas à quoi nous arriverons.

— Père, répond-elle, moi non plus je n’ai pas compris, au début. Et je ne comprends pas encore tout à fait. Mais, tu sais, nous avons constitué secrètement ici une cellule de résistance. Toute petite, pour commencer : trois hommes et moi… Il y en a un parmi nous qui a essayé de m’expliquer tout ça. Il a dit que nous sommes la bonne semence dans un champ envahi par la mauvaise herbe. S’il n’y avait pas cette bonne semence, le champ ne serait que mauvaise herbe. La bonne semence peut se propager…

Elle fait une pause, comme si quelque chose l’épouvantait.

— Qu’y a-t-il, Trudel ? s’étonne-t-il… Cette bonne semence, ce n’est pas une mauvaise idée… Je vais y réfléchir… J’ai tant de sujets de réflexion pour le moment…

Mais elle dit, pleine de honte et de repentir :

— Voilà que j’ai bavardé ! Et j’avais fait le serment sacré de ne dévoiler à personne l’existence de cette cellule !

— Quant à cela, n’aie aucun souci, dit Otto Quangel. Avec moi, ces choses-là entrent par une oreille et sortent par l’autre… Je ne sais plus rien.

D’un air farouche, il contemple maintenant l’affiche :

— Toute la Gestapo peut venir : je ne sais absolument plus rien… Et si tu veux, si ça te facilite les choses, tu ne nous connais plus à partir de ce moment-ci… Il n’est même pas indispensable que tu viennes ce soir chez nous. J’inventerai quelque chose, sans dire un mot de tout ça.

— Non, répond-elle, rassérénée. J’irai encore ce soir chez maman. Mais je devrai avouer aux autres que j’ai bavardé inconsidérément, et on t’entreprendra peut-être pour voir si on peut également se fier à toi.

— Ils peuvent venir ! dit Otto Quangel, avec une menace dans la voix… Je ne sais absolument rien… Au revoir, Trudel. Je ne te verrai plus aujourd’hui. Je ne rentre presque jamais du travail avant minuit.

Elle lui tend la main et s’éloigne pour regagner son atelier.

« Une brave fille ! songe Quangel… Un garçon courageux ! »

Seul à présent dans le couloir, avec les affiches qui font un bruit léger dans le courant d’air perpétuel, il se décide à partir. Auparavant, il fait quelque chose qui le stupéfie lui-même : il salue l’affiche sur laquelle Trudel a pleuré.

Aussitôt son geste lui paraît ridicule. Enfantillages que tout ça !… Il est plus que temps de rentrer. Il lui faudra même prendre un tramway, et cela heurte souverainement son esprit d’économie, qui confine à l’avarice.

RETOUR D’ENNO KLUGE

À 14 heures, Eva Kluge a terminé sa tournée. Elle en a encore jusqu’à près de 16 heures pour faire ses comptes de quittances d’abonnements aux journaux et de surtaxes postales.