Très lasse, elle s’embrouille dans tous ces chiffres et se trompe constamment dans ses calculs. Les pieds en feu, la tête douloureuse et vide, elle se met en route pour rentrer chez elle. Mieux vaut ne pas penser à tout ce qu’elle doit encore faire avant de se coucher ! Chemin faisant, elle pourvoit à son ravitaillement, et il faut quelle fasse la queue chez le boucher. Il est près de 18 heures quand elle arrive au logis.
Devant la porte se tient un homme de petite taille en pardessus clair et casquette de sport. Le visage est incolore et inexpressif, les paupières un peu enflées et les yeux pâles : un de ces visages qu’on oublie aussitôt.
— Toi, Enno ! s’écrie-t-elle en serrant plus fort ses clefs dans sa main. Que viens-tu faire chez moi ?…
— Je n’ai pas d’argent et rien à manger.
— Je ne te laisserai pas entrer.
Le petit homme a un geste conciliant :
— Pourquoi t’énerves-tu tout de suite comme ça, Eva ? Pourquoi es-tu toujours si agressive ? Je ne viens que te dire un petit bonjour.
— Bonjour, Enno, répond-elle, mais à contrecœur, car elle connaît son mari, depuis tant d’années !
Elle attend un moment, puis, avec un rire bref et hostile :
— Voilà, nous nous sommes dit bonjour comme tu le voulais ! Tu peux partir… Mais je vois que tu ne t’en vas pas. Que veux-tu donc, au juste ?
— Vois-tu, ma petite Eva, commence-t-il, tu es une femme pleine de bon sens, et il y a moyen de parler avec toi.
Il se met à lui expliquer en long et en large que la Mutuelle ne le paie plus, car il en est à sa vingt-sixième semaine de maladie. Il doit de nouveau aller travailler, sinon on le renverra à l’armée (celle-ci l’a mis à la disposition de son usine, car il est bon mécanicien, spécialisation qui ne court pas les rues).
— Je dois avoir le plus tôt possible un domicile fixe… Alors je me suis dit que…
Eva secoue énergiquement la tête. Elle est recrue de fatigue et n’aspire qu’à pouvoir rentrer chez elle, où il y a encore de la besogne qui l’attend. Mais, à aucun prix, elle ne le laissera entrer, même si elle doit passer devant cette porte la moitié de la nuit.
Il dit rapidement, mais d’une voix toujours aussi monocorde :
— Ne refuse pas encore, ma petite Eva ! Je n’ai pas fini… Je te jure que je ne veux rien de toi : ni argent, ni nourriture… Mais laisse-moi dormir sur le divan… Pas besoin de draps de lit… Tu n’auras pas le moindre dérangement.
De nouveau, elle secoue la tête. Il perd son temps le bonhomme ! Il devrait pourtant savoir qu’elle ne croit pas un mot de ce qu’il dit. Jamais encore il n’a tenu ses promesses.
— Pourquoi ne t’adresses-tu pas à une de tes bonnes amies ?… Elles sont toujours prêtes à te rendre ce genre de service.
Il a un geste de dénégation :
— Les femmes, c’est fini pour moi, ma petite Eva. Je ne m’en occupe plus, j’en ai soupé... Quand j’y pense, c’est quand même toi qui as toujours été la meilleure de toutes… Nous avons eu de belles années, jadis, quand les enfants étaient encore petits.
Malgré tout, le visage d’Eva Kluge s’est illuminé, à cette évocation des premières années de leur mariage. C’est vrai, ils ont été heureux jadis, quand il travaillait encore et rapportait chaque semaine chez lui les soixante marks de son salaire de mécanicien.
Enno Kluge profite immédiatement de son avantage :
— Tu vois, tu m’aimes encore un peu et tu vas me laisser dormir sur le divan.. Pour le travail j’aurai vite fait de m’arranger : l’essentiel c’est que je touche de nouveau mes indemnités et que je ne sois pas obligé de filer au front… Dans dix jours, je trouverai bien le moyen de me faire de nouveau porter malade.
Il s’interrompt et attend les réactions de son interlocutrice. Elle ne secoue pas la tête, mais son visage reste impénétrable. Il poursuit donc :
— Cette fois-ci, je ne vais pas me donner des hémorragies d’estomac, car, dans ces cas-là, on ne vous donne rien à manger dans les hôpitaux… Je choisirai les coliques hépatiques… Ils n’y voient que du feu, même aux rayons X… On m’a très bien expliqué tout cela… Ça marchera… Mais je dois d’abord travailler pendant dix jours.
De nouveau, elle ne répond rien, et il reprend ses discours, convaincu que l’on peut, à force d’insistance, forcer les gens à se rendre.
— J’ai aussi l’adresse d’un docteur de l’avenue de Francfort ; il fait des certificats comme on veut… Je m’arrangerai avec lui ; dans dix jours, je serai de nouveau à l’hôpital, et tu seras débarrassée de moi, ma petite Eva.
Elle dit, fatiguée de tout ce bavardage :
— Même si tu me tiens la jambe ici jusqu’à minuit, je ne te laisserai pas entrer. Je ne le ferai plus jamais, quoi que tu fasses et que tu dises. Je ne te laisserai pas me ruiner de nouveau par ta fainéantise, tes paris aux courses et tes femmes de mauvaise vie… J’ai essayé trois fois, puis une quatrième, et ne sais combien d’autres. Mais maintenant c’est bien fini !… Je m’assieds sur cette marche, je suis épuisée d’être debout depuis 6 heures… Si tu veux assieds-toi aussi… Si tu en as envie, pérore… Si tu n’en as pas envie, tais-toi… Tout m’est égal… Mais tu n’entreras pas chez moi.
Elle s’est assise sur une des marches de l’escalier. Et ses paroles ont un tel accent de résolution qu’il sent que cette fois il perd son temps. Il tire donc sa casquette sur le côté et dit :
— Bon, ma petite Eva, tu ne veux vraiment pas me faire ce petit plaisir, alors que tu sais que ton mari est en danger… Ton mari qui t’a donné cinq enfants, dont trois sont au cimetière et dont les derniers combattent pour le Führer et le pays.
Il parle d’abondance, habitué qu’il est à palabrer sans fin dans les cabarets.
— Allons, je m’en vais, ma petite Eva… Et sache bien que je ne me formalise pas de tout ça. Je ne le prends pas en mauvaise part.
Mais elle lui répond :
— Parce que, sauf tes paris aux courses, tout t’est égal… Parce que rien au monde ne t’a jamais intéressé. Parce que tu n’es capable d’aimer rien ni personne. Pas même toi, Enno !
Mais elle s’interrompt aussitôt. Il est tellement inutile de parler à cet homme !
— Est-ce que tu n’avais pas dit que tu t’en allais ?
— Voilà, je m’en vais, répète-t-il surpris… Bonne chance !… Je ne t’en veux pas !… Heil Hitler, Eva.
Elle croit encore que ce n’est là qu’un faux départ, simple préface à de nouvelles palabres interminables. Pourtant, à la grande stupéfaction de la femme, l’homme se met à descendre l’escalier, sans ajouter un seul mot.
Un moment, elle demeure assise là, tout étourdie et ne pouvant croire à sa victoire. Puis elle se lève et écoute. On entend distinctement les pas d’Enno tout au bas des marches.
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