Il part donc vraiment !… La porte de la maison se ferme avec bruit.
D’une main tremblante, elle ouvre sa porte. Elle est si énervée que d’abord elle ne parvient pas à trouver la serrure. Tout de suite, elle met la chaîne et se laisse tomber sur une chaise de cuisine. Les membres lui pèsent ; comme si cette bataille l’avait vidée de ses dernières forces… Si on la poussait d’un seul doigt, elle s’effondrerait.
Mais, graduellement, la force et la vie lui reviennent. Ainsi, elle aussi est arrivée à ses fins ; sa volonté a triomphé de l’opiniâtreté de son mari ! Elle a gardé son foyer pour elle, pour elle toute seule. Il ne sera plus là, de nouveau, à lui parler sans fin de ses courses de chevaux et à lui voler chaque mark et chaque morceau de pain à sa portée.
Elle se lève impétueusement, animée par une vitalité toute neuve. Ce petit morceau de sa vie lui est resté !
Après son service interminable, elle se réservait chaque jour ces quelques heures. Sa tournée lui pesait de plus en plus. Dans le passé déjà, son bas-ventre l’avait fait souffrir. Ce n’est pas pour rien que trois de ses enfants étaient morts : tous nés avant terme. Les jambes n’allaient pas trop bien non plus. Ménagère avant tout, elle n’était vraiment pas faite pour ce genre d’activité professionnelle. Mais elle avait bien dû gagner sa vie quand son mari avait cessé tout à coup de travailler. Les deux garçons étaient encore petits. Elle les avait élevés, elle s’était créé ce foyer : une cuisine-living et une chambre. Et elle avait encore supporté son mari, tout au moins quand il ne s’affichait pas avec l’une ou l’autre de ses conquêtes.
Bien sûr, elle aurait pu divorcer depuis longtemps, puisqu’il ne faisait nul mystère de ces entorses au pacte conjugal. Mais un divorce n’aurait rien changé ; divorcé ou non, Enno se serait toujours cramponné à elle. Tout lui était égal : il n’avait pas une once de dignité.
Elle ne l’avait complètement éloigné du foyer que lorsque les deux garçons avaient dû aller à l’armée. Avant cela, elle avait toujours maintenu tout au moins l’apparence d’une vie familiale, bien que les deux adolescents n’eussent guère d’illusions. Elle craignait par-dessus tout que ça ne se sût à l’extérieur. Quand on la questionnait sur son mari, elle répondait toujours qu’il était en chômage. Même maintenant, elle allait encore souvent chez les parents d’Enno et leur donnait un peu de vivres ou d’argent ; dans une certaine mesure, c’était un dédommagement pour l’argent que le fils leur soutirait sur leur misérable pension.
Mais, au fond d’elle-même, tout était bien fini avec cet homme. Même s’il avait pu changer, recommencer à travailler, être de nouveau comme il était au début de leur mariage, elle n’aurait pas repris la vie commune. Elle ne le haïssait pas. On n’arrive pas à haïr un tel vaurien. Il la dégoûtait, tout simplement, comme la dégoûtaient les araignées et les serpents.
Tout en songeant de la sorte, Eva Kluge avait fait chauffer son repas et mis la cuisine en ordre (la chambre et le lit, elle s’en occupait de grand matin). Le bouillon entrait en ébullition, et son arôme se répandait dans toute la pièce.
Elle s’assied près de sa corbeille à ouvrage. Quelle calamité, ces bas qui se déchirent plus vite qu’elle n’arrive à les réparer !… Mais ce travail ne l’irrite pas ; elle aime cette demi-heure paisible qui précède le repas, quand elle peut s’asseoir confortablement, chaussée de ses pantoufles de feutre, les jambes douloureuses bien étendues, les pieds tournés légèrement en dedans, sa position favorite pour se reposer.
Après avoir mangé, elle écrira à Karlemann, son aîné et son préféré. Il est en Pologne. Elle n’est pas absolument d’accord avec lui, surtout depuis qu’il est entré à la SS On dit beaucoup de mal des SS depuis quelque temps ; notamment de leur comportement envers les Juifs.
1 comment