Mais elle ne le croit pas capable d’abattre une jeune Juive après l’avoir violée : lui, son fils, la chair de sa chair !… Karlemann ne fait certainement pas cela. D’où ces mœurs lui seraient-elles venues ?… Elle n’a jamais été dure pour lui, et le père n’est qu’une poule mouillée… Mais elle essaiera quand même, dans une lettre, de faire allusion au devoir qu’il a de rester correct… Naturellement, cette allusion devra être très prudente, et telle que Karlemann seul puisse la comprendre, sinon, il aurait des ennuis avec la censure. Mais elle trouvera bien un moyen… Peut-être lui rappellera-t-elle un épisode de ses années d’enfance. Le jour où il lui avait volé deux marks pour acheter des bonbons,ou, mieux encore, le jour où, à peine âgé de treize ans, il s’est amouraché de Walli, qui n’était qu’une vulgaire grue. Quelles difficultés pour le détacher de cette femme ! Il piquait parfois de belles rages, son Karlemann !
Mais elle sourit en évoquant ces menus épisodes. Tout lui paraît beau, de ce qui concerne l’enfance de ses garçons. En ce temps-là, pleine d’énergie, elle les aurait défendus contre le monde entier, et elle aurait travaillé jour et nuit pour, leur donner ce que recevaient les autres enfants, ceux dont le père était tel qu’il devait être. Mais ses forces avaient décliné de plus en plus. Surtout depuis que les deux garçons avaient dû rejoindre l’armée.
Non, cette guerre n’aurait jamais du éclater ! Le Führer aurait dû l’éviter. Le coup de Dantzig et de ce corridor absurde, et les millions d’hommes jetés pour cela dans un danger de mort de tous les instants ? Un véritable grand homme n’aurait pas fait ça.
Il est vrai que, d’après ce qu’on dit, le Führer est peut-être un enfant illégitime. Alors, il n’a sans doute jamais eu une mère pour se soucier de lui. Il ne sait donc rien de ce que les mères éprouvent dans ces angoisses perpétuelles et déchirantes… Après une lettre du front, il y a un ou deux jours de répit ; puis on commence à calculer, et l’angoisse reprend de plus belle.
Perdue dans sa rêverie, elle a depuis longtemps laissé là son ravaudage. Elle se lève presque mécaniquement. Elle met le bouillon au ralenti et active la flamme sous la casserole de pommes de terre.
Soudain, un coup de sonnette. Elle en demeure comme pétrifiée : « Enno ! se dit-elle, Enno ! »
Elle écarte doucement la casserole et se précipite à pas de loup vers la porte. Elle se rassure : par le judas, elle voit distinctement sa voisine, Frau Gesch, qui vient certainement lui emprunter une fois de plus un peu de farine ou de graisse, qu’elle « oubliera » de lui rendre. Eva Kluge demeure pourtant méfiante ; elle s’efforce d’inspecter tout le palier, et elle épie le moindre bruit. Mais tout paraît normal. Il n’y a décidément que Frau Gesch, qui trépigne d’impatience en regardant vers le judas.
Eva Kluge se décide. Elle entrouvre la porte, tout en ne détachant pas la chaîne, et demande :
— Qu’y a-t-il donc, Frau Gesch ?
Frau Gesch se précipite… Une femme tout amaigrie, qui se tue au travail pendant que ses filles se la coulent douce aux frais de leur mère. Toujours faire les lessives écœurantes des autres et ne jamais manger à sa faim !… Emmi et Lilli ne font pratiquement rien du tout. Après le souper, elles s’en vont et laissent à leur mère le soin de laver la vaisselle…
— Voilà, Frau Kluge. Je voudrais vous demander.. Je crois que j’ai un furoncle dans le dos… Nous n’avons qu’un miroir, et mes yeux sont si mauvais… Alors voudriez-vous examiner ça ?… Je ne puis pas aller chez un docteur pour si peu. Et comment en aurais-je le temps ?… Peut-être pourrez-vous le percer, si ça ne vous dégoûte pas ?… Il y a beaucoup de gens que cela dégoûte…
Pendant que Frau Gesch continue à jérémier, Eva Kluge a détaché la chaîne, presque mécaniquement, et sa visiteuse est entrée. Eva Kluge a voulu refermer la porte, mais un pied s’est interposé, et voilà qu’Enno Kluge aussi est chez elle ! Son visage est inexpressif, comme toujours. Seul indice de son agitation, le tressaillement de ses paupières presque sans cils.
Eva Kluge demeure les bras ballants : ses genoux tremblent tellement qu’elle se laisserait volontiers choir sur le sol. Le torrent volubile de Frau Gesch s’est soudainement tari. Elle finit pourtant par expliquer :
— Voilà, je vous ai fait ce petit plaisir, Herr Kluge… Mais, je vous le répète, c’est bon pour une fois… Et si vous ne tenez pas vos promesses, si vous recommencez à fainéanter, à courir les cabarets et les champs de courses…
Elle s’interrompt, elle regarde Frau Kluge :
— Si j’ai gaffé, je vous aide immédiatement à l’expulser… À nous deux, nous ferons ça en moins de rien.
Mais Eva Kluge esquisse un geste las :
— Oh, laissez donc, Frau Gesch ! Tout ça m’est tellement indifférent !
Elle se dirige lentement vers sa chaise et s’y laisse tomber. Elle reprend le bas qu’elle ravaudait, mais elle le regarde comme si elle ne l’avait jamais vu.
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