Un peu froissée, Frau Gesch conclut :
— Voilà… Bonsoir, ou Heil Hitler, comme vous préférez.
Enno Kluge dit précipitamment :
— Heil Hitler.
Et lentement, comme si elle émergeait du sommeil, Eva Kluge répond :
— Bonne nuit, Frau Gesch.
Elle se souvient et ajoute :
— Et qu’en est-il au juste de votre dos ?
— Non, non, répond vivement Frau Gesch, déjà près de la porte. Je n’ai rien du tout au dos. J’ai raconté ça comme ça… Mais je ne me mêlerai certainement plus jamais des affaires des autres. Je vois bien que je n’en suis guère récompensée.
Et elle sort, heureuse d’être débarrassée de ces deux êtres, transformés en statues. Un peu de remords la tourmente pourtant.
Sitôt la porte refermée, le petit homme se met en mouvement. Le plus naturellement du monde, il ouvre l’armoire, libère un portemanteau, en mettant l’une sur l’autre deux robes de sa femme et pend soigneusement son pardessus. Il pose sa casquette de sport sur la planche supérieure. Il est toujours très soigneux, car il a horreur d’être mal habillé, et il sait qu’il ne peut rien acheter de neuf.
Puis il se frotte les mains avec un gloussement de satisfaction, va au réchaud et inspecte les casseroles :
— Des pommes de terre et du bœuf ! Quel régal !
Un temps d’arrêt. Eva est assise, immobile et lui tournant le dos. Il remet doucement le couvercle sur la casserole, se dirige vers Eva et lui parle :
— Ne reste donc pas ainsi, Eva, comme si tu étais une statue de marbre !… Qu’est-ce qu’il y a donc ?… Tu as de nouveau un homme chez toi pour quelques jours… Je ne te créerai aucun ennui ». Ce que je t’ai promis, je le ferai – Je ne veux même pas de pommes de terre. Tout au plus, s’il en reste un peu, et encore, uniquement si tu me les donnes spontanément… Je ne demande rien.
Eva ne répond pas un mot. Elle range dans l’armoire son nécessaire de couture, met une assiette sur la table, se la remplit et commence lentement à manger. L’homme s’est assis l’autre bout de la table, a tiré de sa poche des journaux de sport et prend des notes dans un gros carnet crasseux. De temps à autre, il jette un coup d’œil rapide à la femme qui mange. Elle s’est déjà resservie ; il ne restera sûrement rien pour lui, et il a une faim de loup. Il n’a rien mangé depuis la veille au soir. Le mari de Lotte, rentré du front en permission, l’a chassé du lit, sans aucun égard pour son petit déjeuner.
Mais il ne se hasarde pas à parler de sa faim à Eva, dont le silence lui fait peur. Avant qu’il puisse vraiment se sentir de nouveau chez lui, il doit encore se passer toutes sortes de choses. Ce moment viendra, il n’en doute pas une seconde. On peut amener n’importe quelle femme à changer d’avis ; mais on doit être persévérant et savoir supporter beaucoup de choses.
Eva Kluge racle le fond de la casserole. Elle a mangé en un soir ce qu’elle avait préparé pour deux jours. Comme ça, au moins, il ne pourra pas lui mendier les restes ! Elle lave vite sa petite vaisselle et commence un grand déménagement.
Au nez et à la barbe d’Enno, elle transporte dans la chambre tout ce qui a un peu de valeur à ses yeux. Il n’y est encore jamais entré, et il y a d’ailleurs à la porte une serrure solide. Elle gare ainsi les provisions, ses vêtements, ses chaussures, les coussins du divan et même la photo des deux garçons. Tout ça sous les yeux d’Enno. Ce qu’il peut dire ou penser lui est complètement indifférent. Il est entré par ruse, mais ça ne lui servira pas à grand-chose.
Elle ferme ensuite la porte de la chambre, revient et s’installe pour écrire. Elle est morte de fatigue, elle serait mille fois mieux dans son lit. Mais elle s’est promis d’écrire à Karlemann ce soir.
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