Elle peut être dure non seulement pour son mari, mais aussi pour elle-même.

Elle a écrit quelques lignes. Enno se penche par-dessus la table et s’informe :

— À qui écris-tu donc, ma petite Eva ?

Elle lui répond, mais involontairement, car elle s’était bien promis de ne plus lui parler :

— À Karlemann.

— Ah ! dit-il en lâchant ses journaux, tu lui écris, à lui, et tu lui envoies sans doute encore des colis ! Mais pour son père, affamé comme il l’est, tu n’as même pas une pomme de terre et une bouchée de viande !

Sa voix n’est plus monocorde : elle sonne comme s’il était gravement offensé et brimé dans son droit, parce qu’Eva donne au fils quelque chose qu’elle refuse au père.

— Laisse donc, Enno, dit-elle tranquillement. Ce sont mes affaires. Karlemann est un brave garçon.

— Tiens ! Tiens ! dit-il. Tu as oublié, naturellement, la façon dont il s’est comporté envers ses parents quand il a été nommé caporal !… Tu n’arrivais plus à lui faire faire quoi que ce soit, et il se moquait de nous comme de vieux bourgeois stupides… Oublié, tout ça, hein, ma petite Eva ? Un brave garçon, vraiment, Karlemann !

Elle le défend d’une voix faible.

— Il ne s’est jamais moqué de moi.

— Non, naturellement ! ironise-t-il… Tu as aussi oublié qu’il ne reconnaissait plus sa propre mère quand elle arpentait l’avenue de Prenzlau avec sa lourde sacoche de la Poste ?… Et qu’il a détourné le regard, en passant avec sa bonne amie, le beau monsieur !

— On ne peut pas en vouloir pour ça à un jeune homme, dit-elle… Ils veulent tous parader devant leur belle. Cela s’arrange plus tard, et ils reviennent à leur mère qui les a tenus dans ses bras.

Un instant, il la regarde en hésitant… Va-t-il lui dire ça ?… Il n’est pas rancunier, mais, cette fois, elle l’a par trop offensé, d’abord en ne lui donnant rien à manger, puis en garant ostensiblement dans la chambre tout ce qui a de la valeur. Alors, il lui dit :

— Moi, si j’étais sa mère, je ne serrerais plus jamais dans mes bras un pareil fils, qui est devenu un vrai cochon.

Il voit ses yeux dilatés par l’angoisse, mais il lui jette impitoyablement au visage – un visage devenu cireux :

— À son dernier congé, il m’a montré une photo qu’un de ses camarades avait prise de lui… Et il s’en est vanté, de cette photo !… On voit ton Karlemann tenant par une jambe un petit Juif de trois ou quatre ans et lui brisant la tête sur le pare-chocs d’une voiture.

— Non ! Non ! crie-t-elle. Tu as menti !… Tu as inventé ça pour te venger, parce que je ne t’ai rien donné à manger !… Karlemann ne fait pas ça !

— Comment aurais-je imaginé pareille chose ? demande-t-il d’une voix de nouveau plus calme, après lui avoir porté ce coup… Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à aller au cabaret de Senftenberg, où il a montré la photo à tout le monde. Le gros Senftenberg et sa femme l’ont vue aussi.

Il cesse de parler. Il serait absurde de continuer à discuter avec cette femme. Elle pleure, la tête sur la table. Après tout comme employée à la Poste, elle est membre du Parti et elle a juré fidélité au Führer. Elle n’a donc pas à s’étonner que Karlemann soit devenu ce qu’il est.

Enno Kluge reste là un moment et regarde le divan d’un air indécis. Pas de couverture et pas de coussin, ça promet une belle nuit !… Mais c’est peut-être précisément le moment de tenter sa chance ?… Il hésite, jette un regard à la porte de la chambre, puis se décide… Il fouille la poche du tablier de la femme, qui pleure sans arrêt, et il en retire la clef… Il ouvre la porte et commence à fureter dans la chambre.

Eva Kluge, du tréfonds de sa lassitude, entend tout cela. Elle sait qu’il est en train de la voler, mais ça lui est égal. À présent son univers est anéanti et ne pourra plus jamais redevenir habitable… Pourquoi a-t-on donc vécu ici-bas, pourquoi a-t-on fait don de la vie à des enfants, pourquoi s’est-on réjoui de leurs rires et de leurs jeux, si c’est pour les voir se transformer en bêtes ?… Ah, son Karlemann ! Un enfant si blond et si gentil !… Quand elle allait jadis avec lui au cirque Busch et que les chevaux devaient se coucher sur le sable, il s’apitoyait sur le sort de ces pauvres bêtes. Elle devait le rassurer : les chevaux n’étaient pas malades, ils dormaient seulement.

Et maintenant, voilà ce qu’il faisait aux enfants d’autres mères !… Pas un instant, Eva Kluge ne doute que l’histoire de la photo soit vraie. Enno n’est vraiment pas capable d’imaginer ça… Voilà qu’elle a perdu son fils, aussi !… Et c’est pire que s’il était mort ; alors, au moins, elle aurait pu le pleurer… Mais maintenant, elle ne pourra plus jamais le serrer dans ses bras ; elle va devoir lui interdire l’accès de son foyer… À lui aussi !

Pendant ce temps-là, en furetant dans la chambre, Enno a trouvé un livret de caisse d’épargne… Il soupçonnait depuis longtemps sa femme d’en posséder un… Six cent trente-deux marks !… Une femme prévoyante ! Mais pourquoi si prévoyante ? Elle aurait un jour sa pension… De toute façon, demain il misera vingt marks sur Adebar et peut-être dix sur Hamilcar… Il feuillette le carnet : une femme non seulement prévoyante, mais encore éprise d’ordre… Tout est bien rangé ensemble : avec le livret, il y a le cachet et aussi les vignettes de paiement.

Il s’apprête à mettre le livret en poche. Mais Eva est près de lui. Elle lui prend simplement le carnet et le dépose sur le lit.

— Sors d’ici ! dit-elle seulement. Va-t’en !

Et lui, qui croyait déjà tenir fermement la victoire, il sort de la chambre. De ses mains tremblantes, il reprend son pardessus et sa casquette, mais sans oser risquer un seul mot. Et c’est encore sans dire un mot qu’il sort de l’appartement et s’enfonce dans l’obscurité. La porte se referme. Il tourne le commutateur et descend l’escalier… Dieu soit loué, quelqu’un a laissé ouverte la porte de la maison. Il va gagner son bistrot habituel. Au besoin, s’il ne trouve personne, le patron le laissera dormir sur le divan. Il déambule, résigné à son sort, habitué à encaisser les coups. Il a déjà presque oublié sa femme.

Eva, à sa fenêtre, scrute l’obscurité… Bon, tant pis, Karlemann est perdu, lui aussi !... Il lui reste Max, le cadet… Max, toujours pâle, ressemble à son père plutôt qu’à son frère, qui a le teint éclatant.