Peut-être pourra-t-elle garder ce fils-là. Sinon, elle vivra pour elle seule. Mais elle restera honnête ; elle est toujours parvenue à rester honnête.

Dès demain, elle verra comment il est possible de quitter le Parti sans être jetée en prison. Ce sera difficile, mais elle réussira peut-être ? Et si ce n’est vraiment pas possible autrement, elle ira dans un camp de concentration. Ce sera, dans une certaine mesure, une petite expiation pour ce que Karlemann a fait…

Elle froisse la lettre commencée pour l’aîné et encore mouillée de ses larmes. Elle prend un autre feuillet et commence à écrire :

« Mon cher fils Max,

Je veux encore t’écrire une petite lettre. Je vais bien, toi aussi, j’espère. Ton père vient de venir ici, mais je lui ai montré la porte ; il ne voulait que m’exploiter. De ton frère Karl aussi je me suis séparée, à cause des atrocités qu’il a commises. À présent, te voici mon fils unique. Je t’en prie, demeure toujours correct. Je ferai tout ce que je pourrai pour toi. Écris-moi vite aussi une petite lettre. Bons baisers de

Ta mère. »

LA DÉMISSION D’OTTO QUANGEL

À la fabrique de meubles, Otto Quangel dirige un atelier qui compte environ quatre-vingts travailleurs des deux sexes. Avant la guerre, cette section se consacrait à la création de meubles d’après des plans agréés par les clients, tandis que tous les autres départements ne produisaient que des mobiliers en série. Mais, au déclenchement des hostilités, toute l’entreprise a été reconvertie pour la fabrication de matériel militaire. L’atelier de Quangel s’est vu confier le soin de livrer des caisses très longues et très lourdes qui doivent servir, croit-on, au transport de bombes de gros calibre.

La destination des caisses laisse Otto Quangel complètement indifférent. Il trouve méprisable et indigne de lui ce nouveau travail, insignifiant et purement mécanique. C’est un véritable ébéniste ; les veinures d’un bois, la fabrication d’une armoire bien sculptée, peuvent seules le remplir d’un sentiment de profonde satisfaction. Ce travail-là lui a fait éprouver autant de bonheur que peut en ressentir un homme d’un naturel aussi froid. À présent, il est ravalé au rang d’un vulgaire agent d’exécution et de contrôle. Sa seule responsabilité est de veiller à ce que son atelier assure un rendement autant que possible supérieur à la normale. Mais, fidèle à sa ligne de conduite, il n’a jamais extériorisé les sentiments que tout cela lui inspire, et son visage en lame de couteau n’a pas trahi le mépris que lui inspire ce pitoyable façonnage de bois de pin. Cependant, en l’observant bien, on pourrait remarquer qu’il est devenu plus taciturne que jamais.

Mais qui prendrait donc la peine d’observer un homme aussi sec, aussi insignifiant qu’Otto Quangel ? Il semble n’avoir jamais été qu’une bête de somme, ne s’intéressant qu’à son travail. Il n’a jamais eu un seul ami, jamais eu un mot cordial pour qui que ce fût. Le travail, toujours le travail ! Hommes ou machines, cela revient au même, pourvu que la besogne soit faite.

Pourtant, il n’y a aucune animosité contre lui, bien qu’il soit chargé de surveiller l’atelier et de stimuler la productivité. C’est qu’il n’injurie jamais personne ; et personne non plus n’a jamais été noirci par lui auprès de la direction. Si, quelque part, le travail lui paraît ne pas se faire convenablement, de ses mains adroites et sans dire un mot il arrange les choses en payant de sa personne. Ou bien il va près de l’un ou l’autre bavard et reste planté là, les yeux fixés sur les coupables, jusqu’à ce que l’envie de discourir leur passe. La seule présence du contremaître jette positivement un froid autour de lui.