Puis, Enno, sous l’empire du schnaps, propose :
— Je n’y vois plus… Je dois d’abord m’éclaircir les idées… Va chercher un peu de cognac dans la salle à manger, Emil.
Borkhausen y va, sans faire d’objection, et revient avec deux bouteilles de schnaps. Assis au milieu du linge, ils boivent à tire-larigot et discutent le coup, à fond et sérieusement :
— C’est clair, Borkhausen, nous ne pouvons ni emporter tout ce bazar, ni rester trop longtemps ici… Selon moi, il faut prendre chacun deux valises et filer à l’anglaise avec ce que nous pourrons… Demain il fera jour !
— Tu as raison, Enno. Je crains les Persicke.
— Qui ça ?
— Oh, des gens !… Mais quand je pense que je filerais d’ici avec deux valises de linge, abandonnant argent et bijoux, je me jetterais bien la tête contre le mur !… Laisse-moi encore chercher !… À ta santé, Enno.
— À la tienne, Emil… Cherche encore !… La nuit est longue, et ce n’est pas nous qui payons la note d’électricité. Mais je voudrais te demander : où iras-tu avec tes valises ?
— Comment ça ?… où veux-tu en venir, Enno ?
— Eh bien, où vas-tu emporter ça ?… Chez toi ?
— Tu crois sans doute que je vais mettre les valises aux objets trouvés ?… Bien sûr que je l’emporte chez moi, chez ma petite Otti ! Et demain matin, ni vu ni connu !
— À la tienne, Emil !… Si j’étais toi, ce n’est pas ça que je ferais. Pas chez moi, et surtout pas chez la femme… Pourquoi ta femme doit-elle être au courant de tes petites rentrées supplémentaires ?… Non, à ta place, je mettrais les valises à la consigne de la gare de Stettin, et je m’enverrais le récépissé, mais poste restante. Comme ça, on ne pourrait jamais rien trouver chez moi, et personne ne pourrait prouver quoi que ce soit.
— Ce n’est pas mal trouvé, Enno, dit Borkhausen d’un air approbateur. Et quand reprendrais-tu le fourbi ?
— Mon Dieu, quand la route serait libre, Emil.
— Et de quoi vivrais-tu, d’ici là ?
— Mais je te l’ai dit : je vais chez la Tutti… Si je lui raconte ce que j’ai manigancé, elle m’embrasse sur les deux joues.
— Bon, très bien ! consent Borkhausen. Va à la gare de Stettin, moi j’irai à celle d’Anhalt… Comme ça, on se fera moins remarquer.
— Pas mal trouvé non plus. Tu as de bonnes idées.
— À force de fréquenter les gens, dit modestement Borkhausen, on entend ceci et cela. L’homme est comme une vache : il a toujours quelque chose à apprendre.
— T’as raison. À ta santé, Emil.
— À la tienne, Enno.
Un instant, ils se regardent en silence, rayonnants de satisfaction intérieure. Puis Borkhausen dit :
— Si tu te retournes, Enno, mais ce n’est pas urgent, tu verras derrière toi un poste de radio qui a au moins dix lampes… Je me l’adjugerais volontiers.
— Fais-le, fais-le, Emil !… Un poste de radio, c’est toujours bon à garder ou à revendre.
— Voyons alors si nous pouvons camoufler le truc dans une valise et le caler avec du linge.
— Le faisons-nous immédiatement, ou buvons-nous encore un coup ?
— Nous pouvons bien nous offrir encore un verre. Mais un seul.
Ils s’en offrent un… Deux… Trois… Puis, se mettant lentement sur leurs jambes, ils se donnent un mal infini pour essayer d’enfourner un grand récepteur de radio dans une valise, qui, tout au plus, contiendrait un petit poste de série courante. Après pas mal d’efforts, Enno dit :
— Rien à faire. Ça ne va pas ! Laisse donc là ce sale vieux poste, Emil. Prends plutôt une valise de vêtements.
— Mais c’est que mon Otti écoute volontiers la radio.
— Je croyais que tu ne voulais rien lui raconter, de toute cette opération… Tu es saoul, Emil.
— Toi aussi… Et ta Tutti aussi.
— Oh, elle gazouille si bien, ma Tutti !… Je vais te faire entendre comme elle gazouille.
Et il frotte le bouchon humide sur le col de la bouteille.
— Prenons-en encore un.
— À la tienne, Enno.
Ils boivent, et Borkhausen poursuit :
— Mais la radio ?… Je voudrais quand même l’emporter… Si ce truc ne veut pas entrer dans la valise, je me l’attacherai au cou avec une corde. J’aurai encore les deux mains libres.
— C’est ça, mon vieux !… Emballons-le ensemble, alors.
— C’est ça… Il est temps.
Mais ils restent là tous les deux, à se contempler béatement.
Borkhausen reprend la parole :
— Quelle aubaine, quand on y pense !… Toutes ces belles choses ! Et nous pouvons prendre ce que nous voulons, en faisant encore une bonne action, puisque nous le raflons à une Juive qui a volé tout ce qu’elle possède.
— Tu as raison, Emil, nous faisons une bonne action… C’est pour le peuple allemand et pour notre Führer… Ce sont là les temps prospères qu’il nous a promis.
— Notre Führer tient parole, Enno.
Ils se regardent, tout émus, presque les larmes aux yeux.
— Que faites-vous ici, vous deux ? lance une voix rude, du côté de la porte.
Ils sursautent tous les deux et aperçoivent un petit jeune homme en uniforme brun.
Alors, lentement, navré, Borkhausen fait un signe de tête à Enno :
— Voici Herr Baldur Persicke, dont je t’ai parlé, Enno. Les difficultés vont commencer.
PETITES SURPRISES
Tous les membres masculins de la famille Persicke sont maintenant réunis dans la pièce. Près d’Enno et d’Emil se tient le petit Baldur, filiforme, les yeux étincelants derrière ses lunettes. Un peu plus loin, ses deux frères, dans leurs uniformes noirs de la SS Et près de la porte, pas très rassuré, le vieux Persicke. Les Persicke ont pas mal bu, eux aussi, mais le schnaps produit sur eux un tout autre effet : ils sont encore plus tranchants, plus cupides et plus brutaux que d’habitude.
Baldur Persicke demande sèchement :
— Alors, est-ce que ça vient ?… Que faites-vous tous les deux ?… Votre domicile serait-il ici par hasard ?
— Mais, Herr Persicke ! dit Borkhausen d’une voix plaintive…
Baldur s’écrie, comme s’il venait seulement de reconnaître son interlocuteur :
— Ma parole, c’est le sieur Borkhausen !… Celui qui habite les sous-sols de l’arrière-bâtiment !… Eh bien, Herr Borkhausen, que faites-vous ici ?
Cet étonnement feint se transforme en moquerie :
— Ne vaudrait-il pas mieux, au beau milieu de la nuit, que vous vous occupiez un peu de votre femme, la bonne petite Otti ?… J’ai entendu dire qu’on festoyait avec de meilleurs convives que vous, et que vos enfants titubent tard le soir dans la cour… Mettez-les au lit, Herr Borkhausen !
Borkhausen murmure, en regardant tristement Enno :
— Voilà les embêtements !… Je me le suis dit dès que j’ai vu surgir le serpent à lunettes : voilà les embêtements !
Enno Kluge, lui, est intimidé. Il vacille un peu, tenant encore à la main son flacon de cognac. Il ne comprend strictement rien à tout ce qui se dit autour de lui.
Borkhausen, drapé dans sa dignité ulcérée, s’adresse maintenant à Baldur :
— Si ma femme s’écarte du droit chemin, ça ne concerne que moi, Herr Persicke. Je suis le mari et le père, selon la loi… Et si mes enfants sont saouls, vous l’êtes aussi, et vous êtes encore un enfant, vous aussi !… Oui, voilà ce que vous êtes !
Il est écarlate de colère. Baldur, dont les yeux jettent des étincelles, fait à ses frères le signe convenu, qui les avertit d’avoir à se tenir prêts. Et le cadet des Persicke demande aigrement à Borkhausen :
— Que faites-vous chez la Rosenthal ?
— Mais ça a été convenu comme ça, s’empresse d’affirmer Borkhausen… C’est ce qui avait été décidé !… Mon ami et moi, nous allions justement partir : lui pour la gare de Stettin, moi pour celle d’Anhalt… Nous prenons chacun deux valises. Il reste assez pour vous.
Les derniers mots ont été murmurés dans une demi-somnolence.
Baldur l’observe attentivement… Peut-être la brutalité ne sera-t-elle pas nécessaire… Les deux gaillards sont tellement ivres !… Mais prudence !… Il saisit Borkhausen aux épaules et lui demande rudement :
— Et quel genre de type est-ce là ?… Comment s’appelle-t-il ?
— Enno, répond Borkhausen d’une voix pâteuse… Mon ami Enno.
— Et où habite ton ami Enno ?
— Je ne sais pas, Herr Persicke… Un copain de bistrot.
Baldur se décide. D’un brusque coup de poing dans la poitrine, il pousse Borkhausen, qui tombe à la renverse, avec un petit cri, parmi les meubles et le linge :
— Damné cochon ! hurle-t-il. Comment oses-tu me traiter de serpent à lunettes ?… Je vais te montrer quel genre d’enfant je suis.
Mais ces injures sont bien superflues, les deux larrons ne l’entendent déjà plus. Les frères SS ont bondi et ont chacun fait place nette, d’un coup de poing bien placé.
— Bien ! fait Baldur, satisfait… Dans une petite heure, nous livrons ces deux types à la police, comme cambrioleurs surpris en plein travail.
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