Entre-temps, nous déménageons en bas ce que nous pouvons utiliser… Mais attention dans l’escalier !… J’ai écouté, mais je n’ai pas entendu le vieux Quangel rentrer de son travail.
Les deux frères approuvent. Baldur regarde d’abord ses deux victimes, assommées, puis toutes les malles, le linge, le récepteur de radio. Il a tout à coup un sourire et se tourne vers son père :
— Eh bien, père, ai-je bien mené l’affaire ?… Tu vois ; avec ta frousse perpétuelle !…
Mais il s’arrête de parler. Dans l’encadrement de la porte, ce n’est pas son père qui se tient, comme il le croyait. Le père a disparu sans laisser de traces. À sa place, il y a le contremaître Quangel, cet homme froid au visage en lame de couteau, qui, silencieusement, regarde Bruno de ses yeux sombres.
Pour rentrer de sa longue journée de travail, et bien qu’il fût très tard, à cause de la besogne supplémentaire, Otto Quangel n’avait pas pris le tramway ; il pouvait faire cette économie-là. Arrivé devant son logis, il avait vu que, malgré les prescriptions de la défense passive, il y avait de la lumière dans l’appartement de Frau Rosenthal. En y regardant de plus près, il avait constaté qu’il y en avait également chez les Persicke et, à l’étage d’au-dessous, chez Fromm. Chez le conseiller à la Cour Fromm, dont on ne savait trop s’il avait été pensionné en 1933 à cause de son âge ou à cause des nazis, la lumière brûlait toujours pendant la moitié de la nuit ; il n’y avait donc rien d’étonnant à cela. Et les Persicke fêtaient sans doute encore la victoire sur la France. Mais que la vieille Rosenthal eût encore de la lumière, et cela a giorno, à chaque fenêtre, ce n’était pas normal. La vieille dame était si pusillanime. Elle n’aurait jamais illuminé son appartement de cette façon-là.
« Ce n’est pas normal ! » se disait Otto Quangel tout en fermant la porte d’entrée et en commençant sa lente ascension de l’escalier. Il avait, comme toujours, omis d’allumer, par souci d’économie.
« Ce n’est pas normal, mais en quoi ça me concerne-t-il ?… Les gens ne m’intéressent pas du tout : je vis pour moi seul… Avec Anna… Uniquement nous deux… Et puis, c’est peut-être la Gestapo qui fait une perquisition… là-haut. J’aurais bonne mine, de surgir là-dedans !… Non, je vais me coucher. »
Mais son penchant pour l’exactitude, que l’on pouvait déjà presque appeler un penchant pour la justice, ce penchant qu’avait renforcé l’apostrophe « Toi et ton Führer », lui faisait trouver une telle conclusion parfaitement mesquine. Il restait là à attendre devant sa porte, sa clef en main, la tête tournée vers le haut :
« Une vieille femme sans aucune protection ! » pensa-t-il soudain, à sa propre stupéfaction.
À ce moment-là, une main d’homme, petite mais vigoureuse, l’avait agrippé dans l’ombre, et une voix très polie lui avait dit en même temps :
— Précédez-moi, je vous prie, Herr Quangel. Je vous suis, et j’apparaîtrai au moment opportun.
Quangel monta sans hésiter, tant il y avait de force persuasive dans cette main et dans cette voix.
« Ce ne peut être que Fromm, se disait-il. Il est toujours si mystérieux !… Depuis le temps que j’habite ici, je crois que je ne l’ai pas rencontré vingt fois pendant la journée. Et le voilà qui furète à présent en pleine nuit dans cette cage d’escalier ! »
Tout en se faisant ces réflexions, il monte l’escalier et arrive à l’appartement des Rosenthal. En le voyant surgir, une forme massive (sans doute le vieux Persicke) gagne précipitamment la cuisine, Quangel a entendu les derniers mots que Baldur a adressés à son père. À présent, Quangel et Baldur se trouvent face à face, silencieux et les yeux dans les yeux.
Un moment, Baldur Persicke croit que tout est perdu. Mais il songe alors à l’un de ses principes d’action favoris : l’audace vient à bout de tout. Aussi dit-il, avec un peu de provocation dans la voix :
— Ça vous étonne, hein ?… Mais vous êtes arrivé un peu tard, Herr Quangel. Nous avons surpris les cambrioleurs et nous les avons mis hors d’état de nuire.
Il fait une pause, mais Quangel se tait. D’une voix plus mate, Baldur ajoute :
— Un de ces deux voleurs semble d’ailleurs être Borkhausen.
Le regard de Quangel suit l’index de Baldur.
— Oui, dit-il sèchement, l’un des voleurs est Borkhausen.
Soudain, Adolf Persicke, le frère SS, intervient, sur le mode interrogatif :
— Mais, au fait, que faites-vous ici ? Il ne suffit pas de regarder… Vous pourriez aller au commissariat de police, Quangel, et signaler le cambriolage, pour qu’on vienne prendre livraison des bonshommes. Pendant ce temps, nous les surveillerons.
— Ne te mêle pas de ça, Adolf, siffle Baldur, contrarié… Tu n’as aucun ordre à donner à Herr Quangel… Herr Quangel sait parfaitement ce qu’il a à faire.
Justement, Quangel ne sait absolument pas ce qu’il doit faire. Si lui seul avait été en cause, il aurait pris une décision sur-le-champ. Mais il y a eu cette main, et cette voix d’homme si polie. Comment deviner les projets du vieux conseiller à la Cour d’appel ?
Heureusement à cet instant précis, le vieux monsieur entre en scène. Pas par le palier lui, comme Quangel s’y attendait ; il arrive par l’intérieur de l’appartement.
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