Ce n’est qu’alors qu’il retira la main de son épaule. Les yeux du conseiller Fromm, que la gravité avait assombris, s’éclairèrent de nouveau, et il reprit lentement ses allées et venues. Il poursuivit, avec plus de douceur :
— La chambre que je vais vous montrer dans un instant, je vous prie de ne pas la quitter pendant la journée et de ne pas non plus vous y montrer à la fenêtre… Ma servante, il est vrai, est tout à fait sûre, mais enfin…
Il s’interrompit avec un peu de mauvaise humeur et regarda le livre, ouvert sous la lampe. Il reprit :
Essayez comme moi de faire de la nuit le jour… Je vous enverrai chaque jour un somnifère. Vos repas vous seront servis la nuit… Veuillez me suivre, à présent,
Elle suivit dans le couloir. Elle était de nouveau un peu déconcertée et inquiète : son hôte avait si subitement changé de ton !… Mais elle se disait que le vieux monsieur aimait sa tranquillité par-dessus tout et n’était plus habitué aux relations avec ses semblables. Il était à présent fatigué d’elle, il voulait retourner à son Plutarque.
Le conseiller ouvrit une porte devant elle et alluma la lumière :
— Les persiennes sont fermées, dit-il, et la pièce est condamnée… Laissez tout ainsi, si vous le voulez bien ; on pourrait vous voir de l’arrière-bâtiment… Je crois que vous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin.
Il la laissa contempler un moment cette chambre claire et pleine de gaieté, avec ses meubles de bouleau, une petite table-toilette haute sur pattes, tout encombrée, et un lit. Le vieux magistrat contemplait la chambre comme s’il ne l’avait plus vue depuis longtemps et la reconnaissait à présent. Puis il dit avec gravité :
— C’est la chambre de ma fille… Elle est morte en 1933. Pas ici : non, non, pas ici !… Ne vous effrayez pas.
Il lui tendit vite la main.
— Je ne ferme pas la chambre, Frau Rosenthal, dit-il, mais je vous prie de tirer le verrou dans un moment… Vous avez une montre ?… Bon !… À 10 heures du soir, je viendrai frapper… Bonne nuit.
Il s’en fut. Arrivé à la porte, il se retourna encore une fois :
— Pendant les jours à venir, vous serez très seule, Frau Rosenthal. Essayez de vous y habituer. La solitude peut avoir beaucoup de bon… Pensez à tirer le verrou.
Il était parti si doucement, il avait fermé la porte avec tant de précaution, qu’elle ne remarqua que trop tard qu’elle ne lui avait même pas souhaité une bonne nuit. Elle alla rapidement vers la porte, mais elle se ravisa immédiatement. Après avoir tiré le verrou, elle se laissa tomber sur la première chaise venue ; ses jambes tremblaient. Dans le miroir de la petite table de toilette, elle contempla un visage blême, bouffi par les larmes et par les veillés. Elle adressa à ce visage un signe de tête lent et triste.
« C’est toi, cela, Sara ? pensait-elle. Lore, qui t’appelles aujourd’hui Sara !… Tu as été une habile commerçante, toujours à la tâche… Tu as eu cinq enfants ; l’une d’eux est maintenant au Danemark, une autre en Angleterre, deux aux États-Unis, et un autre repose ici au cimetière juif de l’avenue de Schönhaus… Je ne suis pas fâchée qu’ils t’appellent Sara… Lore est devenue Sara… Sans l’avoir voulu, ils ont fait de moi une fille de mon peuple, uniquement une fille de mon peuple… C’est un bon vieux monsieur gentil, mais si étrange, si étrange !… Je ne pourrais jamais parler avec lui comme je parlais avec Siegfried… Je crois qu’il est froid, bien que bon. Il est froid, et sa bonté même est froide… C’est l’effet de la loi à laquelle il est soumis : la justice… Moi, je n’ai jamais été soumise qu’à une seule loi : aimer mes enfants et mon mari, et les aider à progresser dans la vie… Et me voici à présent ici chez ce vieux monsieur ! Et tout ce que je suis m’a déserté… C’est là cette solitude dont il parlait… Il n’est pas encore six heures et demie du matin, et je ne le reverrai pas avant dix heures du soir… Seule avec moi-même pendant quinze heures et demie ! Qu’apprendrai-je sur moi, que je ne sache déjà ?… J’ai peur, j’ai tellement peur !… Je crois que je vais crier ; dans le sommeil même, je vais crier de peur… Quinze heures et demie !… La demi-heure, il aurait encore pu la passer avec moi… Mais il voulait continuer la lecture de son vieux bouquin… Malgré toute sa bonté, les hommes ne signifient rien pour lui. La justice seule dicte tous ses actes, et non une charité véritable. »
Elle salue lentement ce visage de Sara dans le miroir, ce visage décomposé par le chagrin, puis elle cherche le lit du regard et se souvient brusquement : « La chambre de ma fille… Elle est morte en 1933… Pas ici !… Pas ici ! »
Elle frémit. « C’est ça qu’il a dit !… Sa fille aussi est certainement morte à cause… à cause de ceux-là… Mais il n’en parlera jamais, et moi non plus je n’oserai jamais le lui demander… Non, je ne puis pas dormir dans cette chambre ; c’est atroce, inhumain !… Il devrait me donner la chambre de sa servante : un lit encore chaud du contact d’un être en chair et en os… Je ne pourrai jamais dormir ici. Ici, je ne puis que pleurer !… »
Elle touche du bout des doigts les petites boîtes et les flacons sur la toilette… Crèmes desséchées, poudres fanées, rouge à lèvres devenu verdâtre… Et la jeune fille est morte depuis 1933… Sept ans !… « Je dois faire quelque chose… Ce qui se lève en moi, c’est la peur… À présent que je suis arrivée sur cette île de paix, ma peur reparaît… Je dois faire quelque chose… Je ne puis pas rester ainsi, seule avec moi-même. »
Elle fouille dans son sac à main… Elle trouve du papier et un crayon… « Je vais écrire aux enfants : Gerda à Copenhague, Eva à Ilford, Bernhard et Stefan à Brooklyn… Mais ça n’a pas de sens : la poste ne fonctionne plus, c’est la guerre… Je vais écrire à Siegfried ; je passerai la lettre en fraude à Moabit, n’importe comment… Si cette vieille servante est vraiment sûre… Le conseiller ne saura rien : et je puis donner de l’argent ou des bijoux à la messagère… J’en ai encore. » Elle fouille de nouveau dans son sac à main et étale devant elle l’argent, les bijoux. Elle prend un bracelet :
« Siegfried me l’a offert à la naissance d’Eva… C’étaient mes premières couches : j’ai dû endurer de grands tourments… Comme il a ri quand il a vu l’enfant !… Il se tenait les côtes de rire… Tous riaient en voyant l’enfant, avec ses petites boucles noires sur tout le crâne et les bourrelets de ses lèvres. Un négrillon blanc, disait-on… Je trouvai Eva jolie… C’est alors qu’il m’a offert le bracelet… Il a coûté très cher : il y a mis tout l’argent qu’il avait gagné au cours d’une mise en vente. J’étais très fîère d’être une maman… Le bracelet ne signifiait rien pour moi… Maintenant, Eva a déjà trois filles, et Harriet a neuf ans… Comme elle doit souvent penser à moi, là-bas, à Ilford… Mais elle n’imaginerait jamais comment sa mère est ici dans la chambre d’une morte, chez le conseiller Fromm, qui n’obéit qu’à la justice… Toute seule avec elle-même !… »
Elle dépose le bracelet, elle prend une bague…
Toute la journée, elle resta devant ses objets, se parlant à voix basse et se cramponnant à son passé. Elle ne voulait pas penser à ce qu’elle était maintenant.
Parfois elle avait des accès de peur sauvage. Une fois, elle alla jusqu’à la porte, se disant :
« Si je savais seulement qu’ils ne me tortureraient pas trop longtemps, qu’ils feraient vite et sans douleur, j’irais à eux… Je ne puis plus supporter cette attente, et elle n’a sans doute aucun sens. Un jour, ils me prendront quand même… Les enfants penseront plus rarement à moi, les petits-enfants plus du tout, Siegfried mourra bientôt à Moabit. »
Elle s’appuya de la main sur la toilette et contempla sombrement son visage couvert d’un réseau de petites rides, creusées par les soucis, la peur, la haine et l’amour… Puis, elle revint à la table, à ses objets de valeur. Uniquement pour passer le temps, elle compta et recompta ses billets, puis essaya de les classer par séries et par numéros… De temps en temps, elle ajoutait aussi une phrase à la lettre pour son mari. Mais ce ne serait pas une lettre ; à peine quelques questions… Comment était-il logé ?… Que recevait-il à manger ?… N’avait-il pas besoin de linge ?… Petites questions sans importance… Quant à elle, elle allait bien… Elle était en lieu sûr…
Non, pas de lettre ! Un bavardage inutile, sans signification et donc mensonger… Elle n’était pas en lieu sûr… Jamais encore pendant ces derniers mois épouvantables, l’angoisse ne l’avait assaillie comme aujourd’hui, dans cette chambre paisible… Elle le savait, elle aurait dû faire un effort pour s’adapter aux circonstances ; mais comment échapper à toutes ces pensées qui lui faisaient peur ? Peut-être aurait-elle à souffrir et à supporter quelque chose de plus terrible encore.
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