Elle, Lore devenue Sara !…

Plus tard, elle s’étendit pourtant sur le lit. Et à 10 heures, quand son hôte frappa à la porte, elle dormait si profondément quelle ne l’entendit pas. Il ouvrit prudemment la porte, avec une clef qui actionnait le verrou ; en voyant la dormeuse, il hocha la tête et sourit… Il apportait un repas sur un plateau, qu’il déposa sur la table ; pour cela, il dut écarter les bijoux et l’argent. De nouveau, il hocha la tête et sourit, puis il sortit sans bruit de la chambre. Il referma le verrou et la laissa dormir.

Et c’est ainsi que Frau Rosenthal, pendant les trois premiers jours de sa « détention », ne vit âme qui vive. Elle passait toute la nuit à dormir avant d’entamer une journée de solitude angoissante.

Le quatrième jour, à moitié folle, elle fit quelque chose…

ENCORE LE MERCREDI

Frau Gesch n’avait pas eu le courage de réveiller après une heure le petit homme allongé sur son divan. Il était si pitoyable, dans son épuisement total et avec les ecchymoses de son visage, qui viraient au violacé !

Comme un enfant triste, il avançait la lèvre inférieure. Parfois ses membres étaient agités d’un tremblement convulsif, ou bien sa poitrine se soulevait en un profond soupir, comme s’il allait éclater en sanglots dans son sommeil.

Ce n’est que lorsqu’elle eut préparé le déjeuner qu’elle l’éveilla et le fit manger. Il murmura quelque chose qui pouvait passer pour un vague merci et dévora littéralement, tout en jetant parfois un regard furtif à Frau Gesch. Mais il demeura muet sur ce qui lui était arrivé.

Elle finit par lui dire :

— Écoutez, je ne puis plus rien vous donner à manger, sinon il n’en restera plus assez pour Gustav… Dormez encore un peu sur le divan… Je vais aller trouver votre femme.

Il bredouilla de nouveau quelque chose d’incompréhensible… Assentiment ?… Refus ?… Puis, il regagna le divan, et, une minute plus tard, il dormait profondément.

À la fin de l’après-midi, quand elle entendit rentrer sa voisine, Frau Gesch sortit à pas de loup et s’en fut sonner chez elle. Eva Kluge ouvrit aussitôt, tout en s’arrangeant pour barrer le passage, et elle accueillit sa visiteuse avec une hostilité non dissimulée :

— Et alors ?

— Excusez-moi de vous déranger encore une fois, commença Frau Gesch, mais votre mari est chez moi. Une espèce d’argousin de la SS l’a traîné ici ce matin, tout de suite après votre départ.

Eva Kluge gardant un silence résolument hostile, Frau Gesch poursuivit :

— Ils l’ont vraiment bien arrangé !… Pas un pouce de son corps qui ne soit endolori… Votre mari ne vaut pas grand-chose, mais vous ne pouvez pas le mettre à la porte dans l’état où il est. Venez donc le voir, Frau Kluge.

Mais Frau Kluge riposta, intraitable :

— Je n’ai plus de mari, Frau Gesch… Je vous l’ai dit… Je ne veux plus rien entendre de tout cela.

Elle fit mine de rentrer, mais Frau Gesch se fit pressante :

— N’allez pas si vite en besogne, Frau Kluge !… Après tout, c’est votre mari. Vous avez eu des enfants de lui.

— J’en suis particulièrement fière, Frau Gesch. Tout particulièrement fière.

— On ne peut pas être inhumain, Frau Kluge, et ce que vous voulez faire est inhumain… Cet homme ne peut pas sortir comme ça.

— Et ce qu7il m’a fait, tout ce qu’il m’a fait tout au long des années, était-ce particulièrement humain ?… Il m’a torturée, il a gâché toute ma vie, et finalement il m’a encore arraché mes enfants. Et je devrais encore être humaine pour lui, uniquement parce qu’il a reçu une raclée des SS ?… Je n’y songe absolument pas. Même roué de coups, il ne changera pas.

Là-dessus, Frau Kluge referma purement et simplement la porte au nez de Frau Gesch, coupant court ainsi à toute conversation. Elle se sentait incapable de discourir plus longtemps. Pour échapper à ces palabres, elle eût peut-être, pour son malheur, repris cet homme chez elle…

Elle s’assit sur une chaise de cuisine, regarda fixement la flamme bleuâtre du réchaud et se remémora cette journée. Elle avait annoncé à son chef de bureau sa décision de quitter le Parti sur-le-champ, et cela avait fait sensation. On avait commencé par la dispenser de sa tournée. Puis elle avait été interrogée ; vers midi, deux civils avaient surgi, portant des serviettes de cuir, et l’avaient fait demander. Elle avait dû raconter toute sa vie, parler de ses parents, de toute sa famille, de son mariage.

Elle avait commencé par se montrer pleine d’empressement, heureuse d’échapper aux questions concernant sa démission. Mais après, au moment de devoir s’expliquer sur son mariage, elle s’était butée. Après le mariage, ça allait être le tour des enfants, et elle ne pourrait rien dire de Karlemann, sinon ces fines mouches remarqueraient que c’était précisément là que quelque chose ne tournait pas rond. Elle fut donc fort circonspecte ; son mariage et ses enfants ne concernaient qu’elle-même.

Mais les deux bonshommes étaient coriaces et disposaient de plus d’un moyen pour arriver à leurs fins. L’un d’eux se mit à parcourir un document qu’il avait retiré de sa serviette. Eva aurait donné gros pour savoir de quoi il s’agissait. Il ne pouvait pourtant rien y avoir de grave sur son compte à la police.

Ils reprirent l’interrogatoire, et il se révéla que le document devait se rapporter à Enno. Car on la questionnait à présent sur lui, sur ses maladies, sur sa fainéantise, sur sa passion du jeu, sur ses relations féminines.