Tout cela paraissait on ne peut plus anodin ; mais elle vit tout à coup le danger et se tut obstinément.

Non, ça aussi, c’était du domaine privé. Ses démêlés avec son mari n’intéressaient qu’elle seule. Au surplus elle vivait séparée de lui.

C’était là donner prise aux inquisiteurs… Depuis quand vivait-elle séparée de lui ?… Quand l’avait-elle vu pour la dernière fois ?… Y avait-il un rapport entre la conduite de cet homme et son désir à elle de quitter le Parti ?

Elle se contenta de secouer la tête. Mais elle songea avec épouvante qu’ils allaient sans doute entreprendre Enno ; et en moins d’une demi-heure ils arracheraient à ce pleutre tous les renseignements qu’ils voudraient. Alors, la honte d’Eva serait étalée au grand jour ; cette honte quelle était actuellement seule à connaître.

— Raisons personnelles… Absolument personnelles.

Eva Kluge qui, perdue dans ses pensées, avait observé les vacillements de la petite flamme bleuâtre du réchaud, eut un tressaillement. Elle venait de commettre une lourde faute. Il lui fallait donner de l’argent à Enno, pour assurer sa subsistance pendant une ou deux semaines, et lui enjoindre de se cacher chez une de ses amies.

Elle sonna chez Frau Gesch :

— Écoutez, j’ai réfléchi, je voudrais dire quelques mots à mon mari.

L’autre se fit méchante :

— Vous auriez dû y penser plus tôt. Maintenant votre mari est parti depuis vingt bonnes minutes… Vous arrivez trop tard.

— Où est-il allé, Frau Gesch ?

— Comment pourrais-je le savoir ?… Là où vous l’avez envoyé. Sans doute chez une de ses femmes.

— Ne savez-vous pas chez laquelle ?… De grâce, dites-le, Frau Gesch : c’est vraiment très important.

— Tiens ! C’est si important tout à coup ?

À contrecœur, Frau Gesch ajoute :

— Il a parlé d’une certaine Tutti.

— Tutti ?… Ce doit être une Trude, une Gertrude ?… Ne connaissez-vous pas son autre nom, Frau Gesch ?

— Il ne le connaît pas lui-même. Il ne savait pas trop bien où elle habite ; il croyait pouvoir la trouver… Mais, dans l’état où il est…

— Peut-être reviendra-t-il, dit pensivement Eva Kluge. En ce cas, envoyez-le-moi… De toute façon, je vous remercie beaucoup, Frau Gesch… Bonne nuit.

Mais Frau Gesch ne lui rend pas son salut. Elle claque la porte derrière elle. Elle n’a pas encore oublié la façon dont l’autre lui a fermé la porte au nez. Il n’est pas certain du tout que Frau Gesch lui enverrait son mari, s’il réapparaissait vraiment… Ce genre de femme devrait réfléchir en temps utile ; après, il est généralement trop tard.

Frau Kluge a regagné sa cuisine. C’est curieux, encore que demeurée sans résultats, sa conversation avec la Gesch l’a soulagée. Que les choses suivent à présent leur cours : elle a fait tout ce qu’elle pouvait. Elle s’est séparée du mari comme de son fils aîné ; elle les extirpera de son cœur. Le Parti a reçu sa démission. Maintenant, advienne que pourra ! Elle ne pourrait rien y changer ; même le pire ne peut plus l’effrayer vraiment, après tout ce qu’elle a enduré.

Quand les deux enquêteurs étaient passés des questions oiseuses aux menaces précises, cela ne l’avait même pas effrayée.

Elle devait pourtant bien savoir qu’une démission du Parti, dans ces conditions, pouvait lui coûter sa situation à la Poste ?… Bien plus, en voulant quitter le Parti tout en refusant de donner les motifs de sa décision, elle deviendrait politiquement douteuse, catégorie pour laquelle on avait créé les camps de concentration. N’en avait-elle pas entendu parler ?… Là, on transformait très vite des gens politiquement douteux en éléments de toute confiance. De toute confiance pour toute leur vie !… Qu’elle comprenne donc !…

Eva Kluge n’avait pas eu peur ; elle était restée obstinément sur ses positions. La vie privée devait demeurer la vie privée, et elle ne voulait pas en parler.

Dans ces conditions, sa demande de quitter le Parti n’était provisoirement pas acceptée. On lui en reparlerait. Mais elle était suspendue de ses fonctions à la Poste. Et elle avait à se tenir chez elle à la disposition des deux civils.

Eva Kluge décide tout à coup de ne pas respecter ce dernier point. Pas question de rester perpétuellement oisive chez elle, à attendre les tracasseries de ces messieurs !… Non, demain matin, elle prendra le train de 6 heures pour aller chez sa sœur à la campagne. Elle pourra y passer deux ou trois semaines sans se faire inscrire. On lui donnera à manger pendant ce temps-là. Ils ont vache, porc et champs de pommes de terre ; Elle travaillera à l’étable et au champ. Ça lui fera du bien ; ça vaudra mieux que ses éternelles tournées de facteur, toujours au trot !

Ses mouvements sont devenus plus vifs depuis qu’elle a pris cette décision.