Mais il tentera quelque chose du côté de la femme, un de ces jours. Une femme est bien autrement bouleversée par la mort de son fils unique ; et dans ces moments-là elle se met à jacasser inconsidérément.

Donc, la femme, un de ces jours… Mais que faire maintenant !… Il doit vraiment donner de l’argent à Otti. Ce matin, en cachette, il a mangé tout le pain qui restait. Il n’a pas d’argent. Et où en trouverait-il sur-le-champ ? Sa femme est une Xanthippe, parfaitement capable de faire de sa vie un enfer. Elle lui a donné cinq marmots (enfin, la plupart sont de lui), et elle jure comme une marchande de poissons. Elle a aussi la main très leste : elle tape dans le tas. Parfois aussi elle écope ; mais ça ne la rend pas plus raisonnable.

Non, il ne peut pas se présenter, sans argent, devant Otti !… Soudain, il se souvient de la vieille Rosenthal, qui habite maintenant toute seule et sans défense au 4e étage du 55 rue Jablonski. Comment n’a-t-il pas pensé plus tôt à la vieille Juive ? L’entreprise sera plus rentable qu’avec ce vieux vautour de Quangel ! C’est une femme débonnaire. Borkhausen le sait bien ; cela remonte au temps où les Rosenthal avaient encore leur boutique. Lui aussi, il commencera par la manière douce. Mais si elle ne marche pas, il se fera plus pressant. De toute façon, il trouvera bien quelque chose : un bijou, de l’argent, de la nourriture ; bref, de quoi amadouer Otti.

Telles sont les réflexions de Borkhausen tandis qu’il imagine déjà tout ce qu’il va trouver (car les Juifs ont encore tous leurs biens qu’ils dissimulent soigneusement aux Allemands, auxquels ils les ont volés). Il est revenu rapidement rue Jablonski et il guette. Il n’aimerait pourtant pas que quelqu’un le voie ici, car il habite en sous-sol, dans l’arrière-bâtiment, qu’on appelle le pavillon, par dérision. Lui, le bon Allemand, en sous-sol !… Ça ne le dérange pas, au fond, mais ça lui est parfois pénible, à cause de l’opinion des gens.

Aucun bruit dans la cage d’escalier. Borkhausen monte rapidement, mais avec le maximum de légèreté. Au palier des Persicke, grand vacarme : la fête continue. Avec des gens comme les Persicke, il faudrait bien qu’il arrive à un accord ; ils ont les meilleures relations, et ça pourrait lui venir à point. Mais, bien entendu, ces gens-là ne regardent même pas le mouchard d’occasion qu’il est ; en particulier, Baldur et les deux de la SS sont incroyablement arrogants. Le vieux est plus malléable ; quand il est saoul, il donne parfois cinq marks à Borkhausen…

Dans l’appartement des Quangel, tout est tranquille. Un étage plus haut, chez la Rosenthal, on n’entend pas non plus le moindre bruit, même en collant l’oreille à la porte. Il sonne rapidement, comme ferait le facteur, pressé de poursuivre sa tournée. Mais rien ne bouge. Après une ou deux minutes d’attente, Borkhausen se décide à sonner une deuxième, puis une troisième fois. Entre-temps, il écoute, n’entend rien, et chuchote alors à travers la serrure :

— Frau Rosenthal, ouvrez donc !… Je vous apporte des nouvelles de votre mari !… Vite, avant qu’on ne me voie !.. Frau Rosenthal, je vous entends ; ouvrez donc !

Il sonne encore, mais en pure perte.

Finalement, la fureur s’empare de lui : il ne va pas échouer ici aussi ! La vieille Juive va lui restituer ce qu’elle a volé ! Il carillonne furieusement, tout en criant à travers la serrure :

— Ouvre, sale Juive !… Sinon, je te bourrerai si bien de coups que tu ne pourras plus ouvrir les yeux… On te flanquera en prison ce soir même si tu n’ouvres pas, sale youpine !

S’il avait de l’essence à portée de main, il mettrait sur-le-champ le feu à la porte de la charogne.

Mais Borkhausen se calme tout à coup. II a entendu une porte qui s’ouvre en bas. Il se colle au mur. Personne ne doit le voir ici.