Pourquoi je ne l’aime plus, non, je ne l’aime plus, j’en suis sûre, mais je l’ai tant aimé… Ne m’en veuillez pas…

Comment lui en aurais-je voulu, à la chère et mélancolique créature qui m’apprenait le charme et l’amertume de l’amour, la puissance souveraine de la beauté ? Mais je souffrais infiniment. Serait-elle jamais à moi ? M’aimerait-elle un jour ?

Chaque soir l’épreuve recommençait, affolante et torturante. Si elle ne m’aimait pas, pourquoi m’accueillait-elle avec tant de grâce et se livrait-elle avec tant de volupté ? Au fond – et de cela je m’aperçus à la longue, quand la douleur m’eut rendu plus clairvoyant – au fond sa conduite ne révélait pas tant une lutte morale entre un amour ancien et un amour nouveau que des accès de révolte physique. Passive d’abord, puis troublée, presque consentante, elle me repoussait tout à coup, comme si telle caresse l’eût choquée, ou plutôt déconcertée. Tel baiser qui aurait dû engourdir sa volonté l’emplissait, au contraire, d’une énergie subite. Oui, c’était cela, je m’en suis rendu compte peu à peu, d’une façon indiscutable, c’était quelque maladresse de ma part. Trop novice, je ne savais pas, trop amoureux, je ne devinais pas comment il fallait agir avec cette femme un peu maladive, encore toute meurtrie. Je me heurtais à une sensibilité délicate, à des instincts déséquilibrés, à des habitudes surtout. Oh ! quel supplice pour moi ! Celle que j’aimais avait l’habitude de certaines caresses, elle les attendait, elle les souhaitait, et toute autre lui était insupportable !

Un jour, je lui dis ma conviction. Elle parut surprise, réfléchit, puis avoua franchement :

— C’est vrai, peut-être mon corps n’a-t-il pas oublié…

Que s’est-il passé à la suite de cet aveu ? Il y a là deux mois atroces, une époque d’action opiniâtre et de volonté farouche dont rien n’effacera jamais le souvenir. Vraiment, l’amour rend-il fou pour que j’aie pu concevoir un tel projet, et vous donne-t-il une force surhumaine pour que j’aie pu l’exécuter, moi qui aimais Mathilde ! Eh ! justement, je l’aimais…

Voici. J’ai recherché son amant, celui qui l’avait abandonnée ; je suis entré dans sa vie, je l’ai connu, je l’ai fréquenté, j’ai subi la torture de son amitié, j’ai provoqué ses confidences les plus intimes sur les femmes qu’il avait eues, sur Mathilde même, sur toutes. Et il m’a dit ses façons d’agir, la marche et le secret de ses caresses. Ceci n’est rien : j’ai fait davantage. À cet homme j’ai pris sa maîtresse, une courtisane. Par un prodige d’hypocrisie, et soutenu par une puissance d’amour irrésistible, je me suis fait aimer d’elle. Et, interrogée habilement, à son insu, elle m’a révélé bien des choses sur son amant. Quelles choses ? Je ne pourrais les préciser. Ce sont des riens, des détails en apparence insignifiants et pourtant décisifs, de petites niaiseries, des mignardises, des mots bêtes, enfin tout ce qui comporte l’attitude spéciale d’un homme plutôt que d’un autre.

Quelle honte que cette comédie ! J’ai dit à cette femme des phrases d’amour, j’ai dénudé son corps, je l’ai possédée, elle a eu toute la fraîcheur de mes premières sensations, et j’aimais Mathilde, et j’ai fait cela parce que j’aimais Mathilde !

Et un soir, après ces deux mois durant lesquels, sans cesser de la voir, j’avais, du moins, interrompu mes tentatives, un soir de chaleur énervante, j’ai agi. Mathilde se laissait faire. Il m’était facile de deviner qu’elle se confiait à ce qui, jusqu’ici, l’avait protégée contre moi, mon ignorance de ses instincts et de ses habitudes. Tout se passa d’abord comme autrefois, ma caresse conquit ses épaules, et ses bras, et sa gorge, et elle ne disait rien, et les mêmes petits frissons de vie surexcitée répondaient à l’appel de mes lèvres. Mais il arriva que la marche de mes baisers suivit bien le chemin qu’il fallait prendre, et qu’ils furent donnés, et que les paroles nécessaires furent prononcées, et que les gestes attendus furent accomplis, car Mathilde ne me repoussa point. Elle fut à moi.

Dans le doux silence qui suivit, tandis qu’elle me tenait contre sa poitrine, elle murmura :

— Oh ! mon chéri, mon chéri, je suis heureuse.

Mais, soudain, elle m’éloigna d’elle et me regarda. Elle avait senti mes larmes rouler sur sa peau.

— Tu pleures ? Comment, c’est toi qui pleures ? dit-elle en souriant.

Oui, je pleurais, et de tout mon cœur désespéré, et ni sa tendresse, ni ses câlineries n’auraient pu tarir la source de mes larmes. J’étais si malheureux ! et non pas d’un chagrin d’enfant, mais d’une vraie, d’une grande douleur d’homme.

— Oh ! Mathilde, Mathilde, ce n’est pas à moi que tu t’es donnée, c’est à lui, c’est à lui, je le sens bien.

De part et d’autre nous avions menti… J’avais souillé mon premier amour par des ruses indignes et notre étreinte n’avait été qu’une vilaine comédie. Nous n’aurions pu nous regarder, les yeux dans les yeux, gravement et purement. Hélas ! j’avais appris tout ce qu’il peut y avoir d’équivoque, de factice, d’obscur et de criminel dans la caresse qu’échangent deux êtres. J’entrais dans la vie par la route du mensonge. Et toute notre vie ne garde-t-elle pas la direction de notre premier amour ?

 

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Maurice Leblanc

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(Éditions de l’Opportun)

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