La gare était loin du village et l’auberge m’attirait moins que l’aventure ; au surplus je n’avais sur moi que quelques sous. Je partis sur la route, au hasard, et me décidai à frapper à la porte d’un mas assez grand, d’aspect propre et accueillant. Une femme m’ouvrit, à qui je racontai que je m’étais perdu, que d’être sans argent ne m’empêchait pas d’avoir faim et que peut-être on serait assez bon pour me donner à manger et à boire ; après quoi je regagnerais mon wagon remisé, où je patienterais jusqu’au lendemain.
Cette femme qui m’avait ouvert ajouta vite un couvert à la table déjà servie. Son mari n’était pas là ; son vieux père, assis au coin du feu, car la pièce servait également de cuisine, était resté penché vers l’âtre sans rien dire, et son silence, qui me paraissait réprobateur, me gênait. Soudain, je remarquai sur une sorte d’étagère une grosse Bible, et, comprenant que je me trouvais chez des protestants, je leur nommai celui que je venais d’aller voir. Le vieux se redressa tout aussitôt ; il connaissait mon cousin le pasteur ; même il se souvenait fort bien de mon grand-père. La manière dont il m’en parla me fit comprendre quelle abnégation, quelle bonté pouvait habiter la plus rude enveloppe, aussi bien chez mon grand-père que chez ce paysan lui-même, à qui j’imaginais que mon grand-père avait dû ressembler, d’aspect extrêmement robuste, à la voix sans douceur, mais vibrante, au regard sans caresse, mais droit.
Cependant les enfants rentraient du travail, une grande fille et trois fils ; plus fins, plus délicats que l’aïeul ; beaux, mais déjà graves et même un peu froncés. La mère posa la soupe fumante sur la table, et comme à ce moment je parlais, d’un geste discret elle arrêta ma phrase, et le vieux dit le bénédicité{5}.
Ce fut pendant le repas qu’il me parla de mon grand-père ; son langage était à la fois imagé et précis ; je regrette de n’avoir pas noté de ses phrases. Quoi ! ce n’est là, me redisais-je, qu’une famille de paysans ! quelle élégance, quelle vivacité, quelle noblesse, auprès de nos épais cultivateurs de Normandie ! Le souper fini, je fis mine de repartir ; mais mes hôtes ne l’entendaient pas ainsi. Déjà la mère s’était levée ; l’aîné des fils coucherait avec un de ses frères ; j’occuperais sa chambre et son lit, auquel elle mit des draps propres, rudes et qui sentaient délicieusement la lavande. La famille n’avait pas l’habitude de veiller tard, ayant celle de se lever tôt ; au demeurant je pourrais rester à lire encore s’il me plaisait.
« Mais, dit le vieux, vous permettrez que nous ne dérangions pas nos habitudes – qui ne seront pas pour vous étonner, puisque vous êtes le petit de M. Tancrède. »
Alors il alla chercher la grosse Bible que j’avais entrevue, et la posa sur la table desservie. Sa fille et ses petits-enfants se rassirent à ses côtés devant la table, dans une attitude recueillie qui leur était naturelle. L’aïeul ouvrit le livre saint et lut avec solennité un chapitre des évangiles, puis un psaume ; après quoi chacun se mit à genoux devant sa chaise, lui seul excepté, que je vis demeurer debout, les yeux clos, les mains posées à plat sur le livre refermé. Il prononça une courte prière d’action de grâces, très digne, très simple et sans requêtes, où je me souviens qu’il remercia Dieu de m’avoir indiqué sa porte, et cela d’un tel ton que tout mon cœur s’associait à ses paroles. Pour achever, il récita « Notre Père » ; puis il y eut un instant de silence, après quoi seulement chacun des enfants se releva. Cela était si beau, si tranquille, et ce baiser de paix si glorieux, qu’il posa sur le front de chacun d’eux ensuite, que, m’approchant de lui moi aussi, je tendis à mon tour mon front.
Ceux de la génération de mon grand-père gardaient vivant encore le souvenir des persécutions qui avaient martelé leurs aïeux, ou du moins certaine tradition de résistance ; un grand raidissement intérieur leur restait de ce qu’on avait voulu les plier. Chacun d’eux entendait distinctement le Christ lui dire, et au petit troupeau tourmenté : « Vous êtes le sel de la terre ; or si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? »
Et il faut reconnaître que le culte protestant de la petite chapelle d’Uzès présentait, du temps de mon enfance encore, un spectacle particulièrement savoureux. Oui, j’ai pu voir encore les derniers représentants de cette génération de tutoyeurs de Dieu assister au culte avec leur grand chapeau de feutre sur la tête, qu’ils gardaient durant toute la pieuse cérémonie, qu’ils soulevaient au nom de Dieu, lorsque l’invoquait le pasteur, et n’enlevaient qu’à la récitation de « Notre Père… ». Un étranger s’en fût scandalisé comme d’un irrespect, qui n’eût pas su que ces vieux huguenots gardaient ainsi la tête couverte en souvenir des cultes en plein air et sous un ciel torride, dans les replis secrets des garrigues, du temps que le service de Dieu selon leur foi présentait, s’il était surpris, un inconvénient capital.
Puis, l’un après l’autre, ces mégathériums disparurent. Quelque temps après eux, survécurent encore les veuves. Elles ne sortaient plus que le dimanche, pour l’église, c’est-à-dire aussi pour s’y retrouver. Il y avait là ma grand-mère, Mme Abauzit son amie, Mme Vincent et deux autres vieillardes dont je ne sais plus le nom. Un peu avant l’heure du culte, des servantes, presque aussi vieilles que leur maîtresse, apportaient les chaufferettes de ces dames, qu’elles posaient devant leur banc. Puis, à l’heure précise, les veuves faisaient leur entrée, tandis que le culte commençait. À moitié aveugles, elles ne se reconnaissaient point avant la porte, mais seulement une fois dans le banc ; tout au plaisir de la rencontre, elles commençaient en chœur d’extraordinaires effusions, mélange de congratulations, de réponses et de questions, chacune, sourde comme un pot, n’entendant rien de ce que lui disait sa commère ; et leurs voix mêlées, durant quelques instants, couvraient complètement celle du malheureux pasteur. Certains s’en seraient indignés qui, en souvenir des époux, excusaient les veuves ; d’autres, moins rigoristes, s’en amusaient ; des enfants s’esclaffaient ; pour moi, un peu gêné, je demandais à n’être point assis à côté de ma grand-mère. Cette petite comédie recommençait chaque dimanche ; on ne pouvait rêver rien de plus grotesque ni de plus touchant.
Jamais je ne saurai dire combien ma grand-mère était vieille. Du plus loin que je la revois, il ne restait rien plus en elle qui permît de reconnaître ou d’imaginer ce qu’elle avait pu être autrefois. Il semblait qu’elle n’eût jamais été jeune, qu’elle ne pouvait pas l’avoir été. D’une santé de fer, elle survécut non seulement à son mari, mais aussi à son fils aîné, mon père ; et longtemps encore, ensuite, nous retournions à Uzès, ma mère et moi, aux vacances de Pâques, pour la retrouver d’année en année la même, à peine un peu plus sourde, car pour plus ridée, depuis longtemps cela n’était plus possible.
Certainement la chère vieille se mettait en quatre pour nous recevoir ; mais c’est précisément pourquoi je ne suis pas assuré que notre présence lui fût bien agréable.
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