On plongeait aussitôt dans un tel mystère que, d’abord en la franchissant, le cœur me battait un peu. Ces bois dominaient la colline, se prolongeaient sur une assez grande étendue, et ceux du Val-Richer y faisaient suite. Il n’y avait, du temps de mon père, que peu de sentiers tracés, et d’être si difficilement pénétrables, ces bois me paraissaient plus vastes. Je fus bien désolé le jour où maman, tout en me permettant de m’y aventurer, me montra sur une carte du cadastre leur limite, et qu’au-delà, les prés et les champs recommençaient. Je ne sais plus trop ce que j’imaginais au-delà des bois ; et peut-être que je n’imaginais rien ; mais si j’avais imaginé quelque chose, j’aurais voulu pouvoir l’imaginer différent. De connaître leur dimension, leur limite, diminua pour moi leur attrait ; car je me sentais à cet âge moins de goût pour la contemplation que pour l’aventure, et prétendais trouver partout de l’inconnu.

Pourtant ma principale occupation, à La Roque, ce n’était pas l’exploration, c’était la pêche. Ô sport injustement décrié ; ceux-là seuls te dédaignent qui t’ignorent, ou les maladroits. C’est pour avoir pris tant de goût à la pêche, que la chasse eut pour moi plus tard si peu d’attraits, qui ne demande, dans nos pays du moins, guère d’autre adresse sans doute que celle qui consiste à bien viser. Tandis que pour pêcher la truite, que d’habileté, que de ruse ! Théodomir, le neveu de notre vieux garde Bocage, m’avait appris dès mon plus jeune âge à monter une ligne et à appâter l’hameçon comme il faut ; car si la truite est le plus vorace, c’est aussi le plus méfiant des poissons. Naturellement je pêchais sans flotteur et sans plomb, plein de mépris pour ces aide-niais, qui ne servent que d’épouvantails. Par contre, j’usais de « crins de Florence », qui sont glandes de vers à soie tréfilées ; légèrement bleutés, ils ont cet avantage d’être à peu près invisibles dans l’eau ; avec cela d’une résistance remarquable, à l’épreuve des truites de la douve, aussi lourdes que des saumons. Je pêchais plus volontiers dans la rivière où les truites étaient de chair plus délicate, et surtout plus farouches, c’est-à-dire : plus amusantes à attraper. Ma mère se désolait de me voir tant de goût pour un amusement qui me faisait prendre, à son avis, trop peu d’exercice. Alors je protestais contre la réputation qu’on faisait à la pêche d’être un sport d’empoté, pour lequel l’immobilité complète était de règle : cela pouvait être vrai dans les grandes rivières, ou dans les eaux dormantes et pour des poissons somnolents ; mais la truite, dans les très petits ruisseaux où je pêchais, il importait de la surprendre précisément à l’endroit qu’elle hantait et dont elle ne s’écartait guère ; dès qu’elle apercevait l’appât, elle se lançait dessus goulûment ; et, si elle ne le faisait point aussitôt, c’est qu’elle avait distingué quelque chose de plus que la sauterelle : un bout de ligne, un bout d’hameçon, un bout de crin, l’ombre du pêcheur, ou avait entendu celui-ci approcher : dès lors, inutile d’attendre, et plus on insistait, plus on compromettait la partie ; mieux valait revenir plus tard, en prenant plus de précautions que d’abord, en se glissant, en rampant, en se subtilisant parmi les herbes, et jetant la sauterelle du plus loin, pour autant que le permettaient les branches des arbustes, coudres et osiers qui bordaient presque continûment la rivière, ne cédant la rive qu’aux grands épilobes ou lauriers de Saint-Antoine, et dans lesquels, si par malchance le fil de la ligne ou l’hameçon se prenait, on en avait pour une heure, sans parler de l’effarouchement définitif du poisson.

 

Il y avait à La Roque un grand nombre de « chambres d’amis » ; mais elles restaient toujours vides, et pour cause : mon père frayait peu avec la société de Rouen ; ses collègues de Paris avaient leur famille, leurs habitudes… En fait d’hôtes, je ne me souviens que de M. Gueroult, qui vint à La Roque, pour la première fois je crois, cet été qui suivit mon renvoi de l’École. Il y revint encore une ou deux fois après là mort de mon père ; et je doute si ma mère n’estimait pas faire quelque chose d’assez osé en continuant à le recevoir, une fois veuve, bien qu’à chaque fois pour un temps assez court. Rien n’était plus bourgeois que le milieu de ma famille, et M. Gueroult pour n’être rien moins qu’un bohème, était tout de même un artiste ; c’est-à-dire qu’il n’était pas « de notre monde » du tout – un musicien, un compositeur, un ami d’autres musiciens plus célèbres, de Gounod par exemple, ou de Stephen Heller, qu’il allait voir à Paris. Car M. Gueroult habitait Rouen, où il tenait à Saint-Ouen les grandes orgues que venait de livrer Cavaillé-Coll. Très clérical, et protégé par le clergé, il comptait des élèves dans les familles les meilleures et les mieux pensantes, la mienne en particulier, où il jouissait d’un grand prestige, sinon d’une parfaite considération. Il avait le profil dur et énergique, d’assez beaux traits, d’abondants cheveux noirs très bouclés, une barbe carrée, le regard rêveur ou soudain fougueux, la voix harmonieuse, onctueuse mais sans vraie douceur, le geste caressant mais dominateur. Dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières respirait je ne sais quoi d’égoïste et de magistral. Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois molles et puissantes. Au piano, une animation quasi céleste le transfigurait ; son jeu semblait plutôt celui d’un organiste que d’un pianiste et manquait parfois de subtilité, mais il était divin dans les andantes, en particulier ceux de Mozart pour qui il professait une prédilection passionnée. Il avait coutume de dire en riant :

« Pour les allegros, je ne dis pas ; mais dans les mouvements lents, je vaux Rubinstein. »

Il disait cela d’un ton si bonhomme qu’on ne pouvait y voir vanterie ; et en vérité je ne crois pas que ni Rubinstein, dont je me souviens à merveille, ni qui que ce fût au monde, pût jouer la fantaisie en ut mineur de Mozart, par exemple, ou tel largo d’un concerto de Beethoven, avec une plus tragique noblesse, avec plus de chaleur, de poésie, de puissance et de gravité. J’eus dans la suite maintes raisons de m’exaspérer contre lui : il reprochait aux fugues de Bach de se prolonger parfois sans surprise ; s’il aimait la bonne musique, il ne détestait pas suffisamment la mauvaise ; il partageait avec son ami Gounod une monstrueuse et obstinée méconnaissance de César Franck, etc. ; mais, en ce temps où je naissais au monde des sons, il en était pour moi le grand maître, le prophète, le magicien. Chaque soir, après le dîner, il offrait à mon ravissement sonates, opéras, symphonies ; et maman, d’ordinaire intraitable sur les questions d’heure et qui m’envoyait coucher tambour battant, permettait que je prolongeasse outre-temps la veillée.

Je n’ai pas de prétention à la précocité et crois bien que le vif plaisir que je prenais à ces séances musicales il faut le placer principalement et presque uniquement lors des dernières visites de M. Gueroult, deux ou trois ans après la mort de mon père. Entre-temps, et sur ses indications, maman m’avait mené à quantité de concerts, et pour montrer que je profitais, tout le long du jour je chantais ou sifflais des bribes de symphonies. Alors M. Gueroult commença d’entreprendre mon éducation. Il me faisait mettre au piano, et à chaque morceau qu’il m’enseignait, il inventait une sorte d’affabulation continue, qui le doublât, l’expliquât, l’animât : tout devenait dialogue ou récit. Encore qu’un peu factice, la méthode, avec un jeune enfant, peut, je crois, n’être pas mauvaise, si toutefois le récit surajouté n’est pas trop niais ou trop inadéquat. Il faut songer que je n’avais guère plus de douze ans.

Après midi, M. Gueroult composait ; Anna, dressée à écrire sous la dictée musicale, lui servait parfois de secrétaire ; il avait recours à elle aussi bien pour ménager sa vue, qui commençait à faiblir, que par besoin d’exercer son despotisme, à ce que prétendait ma mère.