Anna était à sa dévotion. Elle l’escortait dans ses promenades matinales, portait son pardessus s’il avait trop chaud et tenait ouverte devant lui, pour protéger ses regards du soleil, une ombrelle. Ma mère protestait à ces complaisances ; le sans-gêne de M. Gueroult l’indignait ; elle prétendait lui faire payer ce prestige, auquel elle ne pouvait elle-même se dérober, par une pluie de menues épigrammes dont elle tentait de le larder, mais qu’elle appointait et dirigeait assez mal, de sorte que lui ne faisait que s’en amuser. Longtemps après qu’il était devenu presque aveugle, elle mettait encore en doute, ainsi que beaucoup d’autres, cette nuit envahissante ; ou du moins accusait M. Gueroult d’en jouer, et de n’être « pas si aveugle que ça ». Elle le trouvait obséquieux, entrant, retors, intéressé, féroce ; il était un peu tout cela, mais il était musicien. Parfois, au repas, son regard, à demi voilé déjà derrière ses lunettes, se perdait ; ses puissantes mains, posées, comme sur un clavier, sur la table, s’agitaient ; et quand on lui parlait, revenant à vous soudain, il répondait :
« Pardon ! J’étais en mi bémol. »
Mon cousin Albert Démarest – pour qui je ressentais déjà une sympathie des plus vives, malgré qu’il eût vingt ans de plus que moi – s’était particulièrement lié avec celui qu’il appelait cordialement : le père Gueroult. Albert, seul artiste de la famille, aimait passionnément la musique et jouait lui-même fort agréablement du piano ; la musique était leur seul terrain d’entente ; partout ailleurs ils s’opposaient. À chaque défaut du père Gueroult correspondait, dans le caractère d’Albert, un relief. Celui-ci était aussi droit, aussi franc, que l’autre était retors et papelard ; aussi généreux que l’autre cupide ; et tout ainsi ; mais par bonté, par indiscipline, Albert savait mal se conduire dans la vie ; il soignait peu ses propres intérêts et, souvent, ce qu’il entreprenait tournait à son désavantage, de sorte que, dans la famille, on ne le prenait pas tout à fait au sérieux. M. Gueroult l’appelait toujours « ce gros Bert », avec une indulgence protectrice où perçait un peu de pitié. Albert, lui, admirait le talent de M. Gueroult ; quant à l’homme, il le méprisait. Plus tard il me raconta qu’un jour il avait surpris Gueroult embrassant Anna. Il avait d’abord feint de ne rien voir, par respect pour Anna ; mais dès qu’il s’était retrouvé seul avec Gueroult :
« Qu’est-ce que tu t’es permis, tout à l’heure ?… »
Cela se passait dans le salon de la rue de Crosne. Albert était très grand et très fort ; il poussait contre le mur de la pièce le maestro qui balbutiait :
« Qu’il est bête, ce gros Bert ! Tu vois bien que je plaisantais.
– Misérable ! s’écriait Albert. Si je te reprends à plaisanter de cette manière, je…
– J’étais si indigné, ajoutait-il : s’il avait dit un mot de plus, je crois que je l’aurais étranglé. »
C’est peut-être au retour de ces vacances qui suivirent mon renvoi de l’École, qu’Albert Démarest commença à faire attention à moi. Que pouvait-il bien discerner en moi qui attirât sa sympathie ? Je ne sais ; mais sans doute lui fus-je reconnaissant de cette attention, d’autant plus que, précisément, je sentais que je la méritais moins. Et tout aussitôt je m’efforçai d’en être un petit peu moins indigne. La sympathie peut faire éclore bien des qualités somnolentes ; je me suis souvent persuadé que les pires gredins sont ceux auxquels d’abord les sourires affectueux ont manqué. Sans doute est-il étrange que ceux de mes parents n’eussent pas suffi ; mais il est de fait que je devins aussitôt beaucoup plus sensible à approbation ou à la désapprobation d’Albert qu’à la leur.
Je me souviens avec précision du soir d’automne où il me prit à part, après dîner, dans un coin du cabinet de mon père, tandis que mes parents taillaient un bésigue avec ma tante Démarest et Anna. Il commença de me dire à voix basse qu’il ne voyait pas bien à quoi d’autre je m’intéressais dans la vie qu’à moi-même ; que c’était là le propre des égoïstes, et que je lui faisais tout l’effet d’en être un.
Albert n’avait rien d’un censeur. C’était un être d’apparence très libre, fantasque, plein d’humour et de gaieté : sa réprobation n’avait rien d’hostile ; au contraire, je sentais qu’elle n’était vive qu’en raison de sa sympathie ; c’est ce qui me la rendait pressante. Jamais encore on ne m’avait parlé ainsi ; les paroles d’Albert pénétraient en moi à une profondeur dont il ne se doutait certes pas, et que moi-même je ne pus sonder que plus tard. Ce que j’aime le moins dans l’ami, d’ordinaire, c’est l’indulgence ; Albert n’était pas indulgent. On pouvait au besoin, près de lui, trouver des armes contre soi-même. Et, sans trop le savoir, j’en cherchais.
Mes parents me firent redoubler une neuvième, où j’avais presque tout le temps manqué ; ce qui me permit d’avoir sans peine de bonnes places ; ce qui tout à coup me donna le goût du travail.
L’hiver fut rigoureux et se prolongea longtemps cette année. Ma mère eut le bon esprit de me faire apprendre à patiner. Jules et Julien Jardinier, les fils d’un collègue de mon père, dont le plus jeune était mon camarade de classe, apprenaient avec moi ; c’était à qui mieux mieux ! et nous devînmes assez promptement d’une gentille force. J’aimais passionnément ce sport, que nous pratiquions sur le bassin du Luxembourg d’abord, puis sur l’étang de Villebon dans les bois de Meudon, ou sur le grand canal de Versailles. La neige tomba si abondamment et il y eut un tel verglas par-dessus, que je me souviens d’avoir pu, de la rue de Tournon, gagner l’École Alsacienne – qui se trouvait rue d’Assas, c’est-à-dire à l’autre extrémité du Luxembourg – sans enlever mes patins ; et rien n’était plus amusant et plus étrange que de glisser ainsi muettement dans les allées du grand jardin, entre deux hauts talus de neige. Depuis, il n’a plus fait d’hiver pareil.
Je n’avais de véritable amitié pour aucun des deux Jardinier.
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