Jules était trop âgé ; Julien d’une rare épaisseur. Mais nos parents qui, pour l’amitié, semblaient avoir les idées de certaines familles sur les mariages de convenance, ne manquaient pas une occasion de nous réunir. Je voyais Julien déjà chaque jour en classe ; je le retrouvais en promenade, au patinage. Mêmes études, mêmes ennuis, mêmes plaisirs ; là se bornait la ressemblance ; pour l’instant, elle nous suffisait. Certes, il était, sur les bancs de la neuvième, quelques élèves vers qui plus d’affinité m’eût porté ; mais leur père, hélas ! n’était pas professeur à la Faculté.
Tous les mardis, de 2 à 5, l’École Alsacienne emmenait promener les élèves (ceux des basses classes du moins) sous la surveillance d’un professeur, qui nous faisait visiter la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, le Panthéon, le Musée des Arts et Métiers – où, dans une petite salle obscure, se trouvait un petit miroir sur lequel, par un ingénieux jeu de glaces, venait se refléter, en petit, tout ce qui se passait dans la rue ; cela faisait un tableautin des plus plaisants avec des personnages animés, à l’échelle de ceux de Téniers, qui s’agitaient ; tout le reste du musée distillait un ennui morne ; – les Invalides, le Louvre, et un extraordinaire endroit, situé tout contre le parc de Montsouris, qui s’appelait le Géorama Universel : c’était un misérable jardin, que le propriétaire, un grand lascar vêtu d’alpaga, avait aménagé en carte de géographie. Les montagnes y étaient figurées par des rocailles ; les lacs, bien que cimentés, étaient à sec ; dans le bassin de la Méditerranée naviguaient quelques poissons rouges comme pour accuser l’exiguïté de la botte italienne. Le professeur nous invitait à lui désigner les Karpathes, cependant que le lascar, une longue baguette à la main, soulignait les frontières, nommait des villes, dénonçait un tas d’ingéniosités indistinctes et saugrenues, exaltait son œuvre, insistant sur le temps qu’il avait fallu pour la mener à bien ; et, comme alors le professeur, au départ, le félicitait sur sa patience, il répliquait, d’un ton doctoral :
« La patience n’est rien sans l’idée. »
Je suis curieux de savoir si tout cela existe encore ?
Parfois M. Brunig lui-même, le sous-directeur, se joignait à nous, doublant M. Vedel, qui s’effaçait alors avec déférence. C’est au Jardin des plantes que M. Brunig nous conduisait immanquablement ; et immanquablement, dans les sombres galeries des animaux empaillés (le nouveau Muséum n’existait pas encore) il nous arrêtait devant la tortue luth qui, sous vitrine à part, occupait une place d’honneur ; il nous groupait en cercle autour d’elle et disait :
« Eh bien, mes enfants. Voyons ! Combien a-t-elle de dents, la tortue ? (Il faut dire que la tortue, avec une expression naturelle et comme criante de vie, gardait, empaillée, la gueule entrouverte.) Comptez bien. Prenez votre temps. Y êtes-vous ? »
Mais on ne pouvait plus nous la faire ; nous la connaissions, sa tortue. N’empêche que, tout en pouffant, nous faisions mine de chercher ; on se bousculait un peu pour mieux voir. Dubled s’obstinait à ne distinguer que deux dents, mais c’était un farceur. Le grand Wenz, les yeux fixés sur la bête, comptait à haute voix sans arrêter, et ce n’est que lorsqu’il dépassait soixante que M. Brunig l’arrêtait avec ce bon rire spécial de celui qui sait se mettre à la portée des enfants, et, citant La Fontaine :
« Vous n’en approchez point. » Plus vous en trouvez, plus vous êtes loin du compte. Il vaut mieux que je vous arrête. Je vais beaucoup vous étonner. Ce que vous prenez pour des dents ne sont que des petites protubérances cartilagineuses. La tortue n’a pas de dents du tout. La tortue est comme les oiseaux : elle a un bec. »
Alors tous nous faisions : « Oooh ! » par bienséance.
J’ai assisté trois fois à cette comédie.
Nos parents, à Julien et à moi, donnaient deux sous à chacun, ces jours de sortie. Ils avaient discuté ensemble ; maman n’aurait pas consenti à me donner plus que Mme Jardinier ne donnait à Julien ; comme leur situation était plus modeste que la nôtre, c’était à Mme Jardinier de décider.
« Qu’est-ce que vous voulez que ces enfants fassent avec cinquante centimes ? » s’était-elle écriée. Et ma mère accordait que deux sous étaient « parfaitement suffisants ».
Ces deux sous étaient dépensés d’ordinaire à la boutique du père Clément. Installée dans le jardin du Luxembourg, presque contre la grille d’entrée la plus voisine de l’École, ce n’était qu’une petite baraque de bois peinte en vert, exactement de la couleur des bancs. Le père Clément, en tablier bleu, tout pareil aux anciens portiers des lycées, vendait des billes, des hannetons, des toupies, du coco, des bâtons de sucre à la menthe, à la pomme ou à la cerise, des cordonnets de réglisse enroulés sur eux-mêmes à la façon des ressorts de montre, des tubes de verre emplis de grains à l’anis blancs et roses, maintenus à chaque extrémité par de l’ouate rose et par un bouchon ; les grains d’anis n’étaient pas fameux, mais le tube, une fois vide, pouvait servir de sarbacane. C’est comme les petites bouteilles qui portaient des étiquettes : cassis, anisette, curaçao, et qu’on n’achetait guère que pour le plaisir, ensuite, de se les suspendre à la lèvre comme des ventouses ou des sangsues. Julien et moi d’ordinaire nous partagions nos emplettes ; aussi l’un n’achetait-il jamais rien sans consulter l’autre.
L’année suivante, Mme Jardinier et ma mère estimèrent qu’elles pouvaient porter à cinquante centimes leurs libéralités hebdomadaires – largesse qui me permit enfin d’élever des vers à soie ; ceux-ci ne coûtaient pas si cher que les feuilles de mûrier pour leur nourriture, que je devais aller prendre deux fois par semaine chez un herboriste de la rue Saint-Sulpice. Julien, que les chenilles dégoûtaient, déclara que désormais il achèterait ce qui lui plaisait de son côté et sans m’en rien dire. Cela jeta un grand froid entre nous, et, dans les sorties du mardi où il fallait aller deux par deux, chacun chercha un autre camarade.
Il y en avait un pour qui je m’étais épris d’une véritable passion. C’était un Russe. Il faudra que je recherche son nom sur les registres de l’École. Qui me dira ce qu’il est devenu ? Il était de santé délicate, pâle extraordinairement ; il avait les cheveux très blonds, assez longs, les yeux très bleus ; sa voix était musicale, que rendait chantante un léger accent.
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