Anna s’émerveillait aux plantes nouvelles, en reconnaissait qu’elle n’avait encore jamais vues à l’état sauvage – et j’allais dire : en liberté –, comme ces triomphants daturas qu’on nomme des « trompettes de Jéricho », dont sont restées si fort gravées dans ma mémoire, auprès des lauriers-roses, la splendeur et l’étrangeté. On avançait prudemment à cause des serpents, inoffensifs du reste pour la plupart, dont nous vîmes plusieurs s’esquiver. Mon père musait et s’amusait de tout. Ma mère, consciente de l’heure, nous talonnait en vain. Le soir tombait déjà quand enfin nous sortîmes d’entre les berges du fleuve. Le village était encore loin, dont faiblement parvenait jusqu’à nous le son angélique des cloches ; pour s’y rendre, un indistinct sentier hésitait à travers la brousse… Qui me lit va douter si je n’ajoute pas aujourd’hui tout ceci ; mais non : cet angélus, je l’entends encore ; je revois ce sentier charmant, les roseurs du couchant et, montant du lit du Gardon, derrière nous, l’obscurité envahissante. Je m’amusais d’abord des grandes ombres que nous faisions ; puis tout se fondit dans le gris crépusculaire, et je me laissai gagner par l’inquiétude de ma mère. Mon père et Anna, tout à la beauté de l’heure, flânaient, peu soucieux du retard. Je me souviens qu’ils récitaient des vers ; ma mère trouvait que « ce n’était pas le moment » et s’écriait :

« Paul, vous réciterez cela quand nous serons rentrés. »

 

Dans l’appartement de ma grand-mère, toutes les pièces se commandaient ; de sorte que, pour gagner leur chambre, les parents devaient traverser la salle à manger, le salon et un autre salon plus petit où l’on avait dressé mon lit. Achevait-on le tour, on trouvait un petit cabinet de toilette, puis la chambre de grand-mère, qu’on gagnait également de l’autre côté, en passant par la chambre de mon oncle. Celle-ci rejoignait le palier, sur lequel ouvraient également la cuisine et la salle à manger. Les fenêtres des deux salons et de la chambre de mes parents regardaient l’esplanade ; les autres ouvraient sur une étroite cour que l’appartement ceinturait ; seule la chambre de mon oncle donnait, de l’autre côté de la maison, sur une obscure ruelle, tout au bout de laquelle on voyait un coin de la place du marché. Sur le rebord de sa fenêtre, mon oncle s’occupait à d’étranges cultures : dans de mystérieux bocaux cristallisaient, autour de tiges rigides, ce qu’il m’expliquait être des sels de zinc, de cuivre ou d’autres métaux ; il m’enseignait que, d’après le nom du métal, ces implacables végétations étaient dénommées arbres de Saturne, de Jupiter, etc. Mon oncle, en ce temps-là, ne s’occupait pas encore d’économie politique ; j’ai su depuis que l’astronomie surtout l’attirait alors, vers quoi le poussaient également son goût pour les chiffres, sa taciturnité contemplative et ce déni de l’individuel et de toute psychologie qui fit bientôt de lui l’être le plus ignorant de soi-même et d’autrui que je connaisse. C’était alors (je veux dire : au temps de ma première enfance) un grand jeune homme aux cheveux noirs, longs et plaqués en mèches derrière les oreilles, un peu myope, un peu bizarre, silencieux et on ne peut plus intimidant. Ma mère l’irritait beaucoup par les constants efforts qu’elle faisait pour le dégeler ; il y avait chez elle plus de bonne volonté que d’adresse, et mon oncle, peu capable ou peu désireux de lire l’intention sous le geste, se préparait déjà à n’être séduit que par des faiseurs. On eût dit que mon père avait accaparé toute l’aménité dont pouvait disposer la famille, de sorte que rien plus ne tempérait, des autres membres, l’air coriace et refrogné.

Mon grand-père était mort depuis assez longtemps lorsque je vins au monde ; mais ma mère l’avait pourtant connu, car je ne vins au monde que six ans après son mariage. Elle m’en parlait comme d’un huguenot austère, entier, très grand, très fort, anguleux, scrupuleux à l’excès, inflexible, et poussant la confiance en Dieu jusqu’au sublime. Ancien président du tribunal d’Uzès, il s’occupait alors presque uniquement de bonnes œuvres et de l’instruction morale et religieuse des élèves de l’école du Dimanche.

En plus de Paul, mon père, et de mon oncle Charles, Tancrède Gide avait eu plusieurs enfants qu’il avait tous perdus en bas âge, l’un d’une chute sur la tête, l’autre d’une insolation, un autre encore d’un rhume mal soigné ; mal soigné pour les mêmes raisons apparemment qui faisaient qu’il ne se soignait pas lui-même. Lorsqu’il tombait malade, ce qui du reste était peu fréquent, il prétendait ne recourir qu’à la prière ; il considérait l’intervention du médecin comme indiscrète, voire impie, et mourut sans avoir admis qu’on l’appelât{4}.

Certains s’étonneront peut-être qu’aient pu se conserver si tard ces formes incommodes et quasi paléontologiques de l’humanité ; mais la petite ville d’Uzès était conservée tout entière ; des outrances comme celles de mon grand-père n’y faisaient assurément point tache ; tout y était à l’avenant ; tout les expliquait, les motivait, les encourageait au contraire, les faisait sembler naturelles ; et je pense, du reste, qu’on les eût retrouvées à peu près les mêmes dans toute la région cévenole, encore mal ressuyée des cruelles dissensions religieuses qui l’avaient si fort et si longuement tourmentée. Cette étrange aventure m’en persuade, qu’il faut que je raconte aussitôt, bien qu’elle soit de ma dix-huitième (?) année :

J’étais parti d’Uzès au matin, répondant à l’invitation de Guillaume Granier, mon cousin, pasteur aux environs d’Anduze. Je passai près de lui la journée. Avant de me laisser partir, il me sermonna, pria avec moi, pour moi, me bénit, ou du moins pria Dieu de me bénir… mais ce n’est point pourquoi j’ai commencé ce récit. – Le train devait me ramener à Uzès pour dîner ; mais je lisais Le Cousin Pons. C’est peut-être, de tant de chefs-d’œuvre de Balzac, celui que je préfère ; c’est en tout cas celui que j’ai le plus souvent relu. Or, ce jour-là, je le découvrais. J’étais dans le ravissement, dans l’extase, ivre, perdu…

La tombée de la nuit interrompit enfin ma lecture. Je pestai contre le wagon qui n’était pas éclairé ; puis m’avisai qu’il était en panne ; les employés, qui le croyaient vide, l’avaient remisé sur une voie de garage.

« Vous ne saviez donc pas qu’il fallait changer ? dirent-ils. On a pourtant assez appelé ! Mais vous dormiez sans doute. Vous n’avez qu’à recommencer, car il ne part plus de train d’ici demain. »

Passer la nuit dans cet obscur wagon n’avait rien d’enchanteur ; et puis je n’avais pas dîné.