Quand l’hilarité du reste de l’assistance se fut calmée et que le silence régna de nouveau, il appuya son coude sur l’accotoir de son fauteuil, et, le poing sur la hanche, demanda – branlant discrètement du chef d’une manière extrêmement sage tout en fronçant le sourcil – quelle était la morale de cette histoire et ce qu’elle entendait prouver…

Le conteur, qui venait de porter à ses lèvres un verre de vin pour se désaltérer après tant d’efforts, interrompit son geste, regarda son interlocuteur d’un air qui exprimait le plus grand respect, et, reposant lentement son verre sur la table, déclara que cette histoire tendait fort logiquement à prouver ceci :

« Considérant qu’il n’y a de situation dans la vie qui n’ait ses bons et ses mauvais côtés, pourvu qu’on ne prenne pas une facétie pour ce qu’elle n’est pas.

Considérant que, conséquemment, celui qui fait la course avec un lutin à cheval peut s’attendre à ne pas ménager sa monture.

Ergo, on peut en conclure qu’être éconduit par une héritière hollandaise constitue, pour un maître d’école, une étape décisive pour accéder à de hautes fonctions dans cet État. »

Le vieux gentleman prudent fronça dix fois plus les sourcils après cette explication, sérieusement décontenancé par la ratiocination de ce syllogisme, tandis que, me sembla-t-il, l’homme en marengo lorgnait dans sa direction d’un œil quelque peu triomphant. Au bout d’un moment, l’autre fit remarquer que tout cela était très bien mais qu’il trouvait cette histoire passablement extravagante et qu’il y avait un point ou deux sur lesquels il avait des doutes.

« Ma foi, monsieur, répliqua le conteur, pour en revenir à toute cette affaire, je n’en crois pas la moitié moi-même. »

D.K.
1820

Le Rire de la citrouille

Dès sa parution, en 1820, La Légende du Val Dormant fut considérée, au même titre que Rip Van Winkle, comme un petit chef-d’œuvre. De l’aveu même de l’auteur, sa qualité littéraire tenait moins à une intrigue – des plus minces – qu’à une atmosphère : « L’Histoire n’est qu’un lien fantaisiste pour relier des descriptions de décors, de coutumes, de mœurs, etc. (58) » Ainsi, il s’agirait déjà, pour l’essentiel, d’un sketchbook, d’un recueil d’impressions et de notes : veine qu’Irving exploitera par la suite à de nombreuses reprises, à l’occasion de ses périples européens (59) et de ses excursions américaines (60). Du reste, la nouvelle est intégrée au Livre d’esquisses, où figurent essais et reportages sur la société britannique.

Ce coin retiré de la vallée de l’Hudson, à l’époque où le jeune étudiant en droit y flanait à l’aventure, marquait encore la limite du monde civilisé, l’ouverture sur un ailleurs plein de dangers ; bref, on était à la Frontière. Pas seulement celle qui séparait les cabanes des colons des tentes indiennes : la ligne de partage du rationnel et du merveilleux passait, sans nul doute, par la Tappan Zee. C’est cette ambiguïté d’une « contrée enchantée » où la vérité, telle une coquette réservant indéfiniment sa réponse, ne se dérobait ni ne s’accordait jamais tout à fait, où la légende, comme un ressac obstiné, revenait sans cesse taquiner les certitudes du bon sens, sans pour autant les submerger, qui en faisait le prix aux yeux d’Irving (61). C’est elle aussi qui donne, à tous les sens du terme, son charme à la nouvelle, où la délicieuse impuissance à démêler le vrai du faux revient comme un leitmotiv : « Je ne garantis pas la véracité de ce fait. » Le conteur lui-même déclare ne pas croire à la moitié de son histoire. Sans préciser laquelle.

On évoque volontiers le rôle joué par Irving dans la naissance de la littérature fantastique. Il est exact que le Livre d’esquisses est contemporain des premiers essai (62) pour transposer dans le contexte américain la littérature « gothique » et les romans noirs d’Horace Walpole (63), Ann Radcliffe (64) ou Matthiew Gregory Lewis (65). Il paraît peu après les récits d’Hoffmann (66), juste avant ceux de Nodier (67). Certaines de ses nouvelles inaugurent clairement le genre, que Roger Caillois définit comme « une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable (68) » de l’horrible et de l’indicible dans une banalité quotidienne. L’univers de Sleepy Hollow rappelle pourtant davantage le féérique, qui « s’oppose au monde réel sans en détruire la cohérence (69) » Le petit village niché au bord de l’Hudson, oublié par la grande vague du progrès, reste, malgré les cavalcades nocturnes du Cavalier hessois, un « monde enchanté » et « harmonieux (70) ». On y entretient avec le petit peuple des fantômes, des lutins, des sylphes, des génies et autres gambols, fussent-ils peu avenants, des rapports de bon voisinage. Les paisibles fermiers hollandais, et Ichabod Crane lui-même, malgré le pragmatisme bien américain qui guide pour le reste leur conduite, trouvent leur compte – et sans doute une sorte de compensation – dans ce flirt avec l’au-delà, dans ce plaisir de l’effroi sans conséquence, du merveilleux seulement entrevu : juste assez pour donner le frisson, pas assez pour ruiner la raison (71).

Quant au lecteur, Irving prend bien soin de lui laisser… sa tête. On serait en droit de voir dans cette nouvelle un « conte », si diverses précautions ou particularités narratives ne tenaient, en quelque sorte, l’irréel à distance. Tout d’abord, « l’emboitement » de narrateurs-gigognes : les faits sont rapportés par « feu Diedrich Knickerbocker (72) » qui les tient lui-même d’un « vieil homme aimable »… et anonyme. On est à mille lieues du « il était une fois » traditionnel qui affirme, pour mieux en prendre congé, la présence et l’identité d’un narrateur auquel on s’en remet : le véritable conteur du Val Dormant est trop absent, trop évidemment dissimulé, pour qu’on ne cherche pas, à chaque ligne, qui il est vraiment, et d’où il parle. Ensuite, la fin reste « ouverte » (qu’est devenu Ichabod ?), à la différence des contes habituels, où récompenses, châtiments et mariages dénouent définitivement l’intrigue. Enfin, la féérie s’alimente d’elle-même : l’aventure de l’instituteur rejoint, dans le répertoire des veillées, les « prodigieuses histoires » dont il se délectait au début ; et voici désormais l’école « hantée par le fantôme de l’infortuné pédagogue » Cette entrée sans façon de Crane dans le monde des spectres signale clairement l’origine tout humaine des légendes, celle de Sleepy Hollow comme les autres.

À trop voir dans Irving l’un des fondateurs – ou des précurseurs – du fantastique, on oublie peut-être ses talents et sa vocation de parodiste, cette parenté avec Swift, Sterne et Rabelais qu’avaient immédiatement relevée ses contemporains. Il y a un fin mot à l’histoire, qu’atteste la « citrouille éclatée » retrouvée sur les lieux de la cavalcade : le Don Quichotte du Connecticut a bel et bien été victime d’une farce de son rival, et la tête sanguinolente qu’il a cru recevoir n’est rien d’autre qu’une cucurbitacée digne des frasques d’Halloween (73). Ce « traitement burlesque du récit de terreur (74) » permet de conjurer, pour le lecteur rationnel du Nouveau Monde auquel Irving s’adresse, les vieilles superstitions européennes (75) auquel l’auteur emprunte la matière de son récit (76). Une Déclaration d’Indépendance culturelle, en quelque sorte, du temps où l’exception était de l’autre côté de l’Atlantique…


JÉRÔME VÉRAIN

Vie de Washington Irving

1783. Naissance de l’auteur (3 avril) à New York. Son père, William Irving, Écossais immigré en 1763, est quincaillier ; sa mère, Sarah Sanders, est anglaise. Il est le cadet de onze enfants. C’est l’année du Traité de Versailles, qui consacre l’indépendance des États-Unis, et l’enfant reçoit à titre de prénom le patronyme du libérateur de la patrie.

1799. Washington Irving entame des études de droit.

1802. Il entre dans l’étude de Josiah Ogden Hoffman. Premières excursions dans la vallée de l’Hudson. Publication de quelques articles satiriques, sous le pseudonyme de Jonathan Oldstyle ; collaboration au Morning Chronicle, dirigé par son frère Peter, et au Philadelfia Literary Magazine de Charles Brockden Brown, auteur de quelques romans inspirés du « gothique » anglais.

1804-1806. Washington Irving visite la France, l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas, l’Angleterre. À son retour, il obtient son diplôme d’avocat. Il collabore, cette fois sous le pseudonyme de Launcelot Langstaff, à la revue satirique Salmagundi.

1809. Mort de sa fiancée, Matilda Hoffmann, la fille de son patron. Irving ne s’en consolera jamais, et restera célibataire toute sa vie.