Il se rappela que c’était là que le concurrent fantôme de Brom Bones s’était évanoui. « Si je puis au moins atteindre le pont, se dit Ichabod, je suis sauvé (54). » C’est alors qu’il entendit le souffle et les halètements du coursier noir qui le serrait de si près qu’il s’imagina même sentir son haleine brûlante. Encore un coup de talon fébrile dans les côtes, et le vieux Gunpowder bondit sur le pont qu’il franchit dans un bruit de tonnerre, faisant résonner les planches, jusqu’à ce qu’il gagne l’autre extrémité d’où Ichabod jeta un regard en arrière pour s’assurer que son poursuivant allait bien disparaître, conformément à la règle, dans un éclair de feu et de soufre. C’est alors qu’il vit le lutin se dresser sur ses étriers, au moment précis où celui-ci s’apprêtait à lancer sa tête de toutes ses forces dans sa direction. Ichabod s’efforça d’esquiver l’horrible projectile, mais trop tard. Il vint percuter son crâne dans un formidable craquement : Ichabod fut précipité la tête la première dans la poussière, et Gunpowder, le coursier noir et son lutin de cavalier passèrent près de lui en trombe, et disparurent.

Le lendemain matin, on retrouva le vieux cheval sans sa selle, le licol sous les sabots, broutant tranquillement l’herbe devant la porte de son maître. Ichabod ne se présenta pas au petit déjeuner… l’heure du dîner arriva, mais d’Ichabod, toujours point. Les garçons s’attroupèrent devant l’école, puis, désœuvrés, se promenèrent sur les berges du ruisseau, mais point de maître d’école. Hans Van Ripper commença alors à s’inquiéter quelque peu du sort du pauvre Ichabod et de sa selle. On organisa sur-le-champ des recherches, et, après une rapide inspection des environs, on retrouva ses traces. Quelque part sur la route menant à l’église, on découvrit la selle piétinée dans la boue ; les empreintes des sabots des chevaux, profondément incrustées sur la route, révélèrent l’extrême rapidité de la course ; on les suivit jusqu’au pont, et de l’autre côté, sur la berge, là où les eaux profondes et noires élargissent le lit du ruisseau, on trouva le chapeau de l’infortuné Ichabod ; juste à côté, gisait une citrouille éclatée (55).

Le ruisseau fut sondé, mais le corps du maître d’école ne put être retrouvé. Hans Van Ripper, en tant qu’exécuteur testamentaire, examina le baluchon qui contenait tous ses effets personnels. Il y avait là deux chemises et demi, deux écharpes, une paire ou deux de chaussettes de coton tricoté, une vieille paire de culottes en velours côtelé, un rasoir rouillé, un livre de psaumes aux pages toutes cornées, et un pipeau cassé. Quant aux livres et aux fournitures qui se trouvaient à l’école, ils appartenaient à la communauté, à l’exception d’une Histoire de la sorcellerie de Cotton Mather, d’un Almanach de la Nouvelle-Angleterre et d’un livre sur l’interprétation des rêves et la divination ; dans ce dernier, était glissée une feuille de papier d’écolier toute gribouillée et tachée, témoin d’essais infructueux de poèmes composés en l’honneur de l’héritière des Van Tassel. Les livres de magie ainsi que le gribouillage poétique furent illico livrés aux flammes par Hans Van Ripper, qui, à dater de ce jour, résolut de ne plus envoyer ses enfants à l’école, faisant remarquer qu’on ne pouvait rien attendre de bon de telles lectures et de ce genre d’écrits. Quant à l’argent éventuellement en possession du maître d’école qui venait de toucher son trimestre un jour ou deux auparavant, il devait l’avoir sur lui au moment de sa disparition.

Ce mystérieux événement fut l’objet de maintes spéculations à l’église le dimanche suivant. On confronta les témoignages et les ragots recueillis au cimetière, près du pont, et à l’endroit où le chapeau et la citrouille avaient été retrouvés. Les histoires de Brouwer, de Bones, et pas mal d’autres encore furent évoquées, et quand ils en eurent soigneusement fait le tour, qu’ils les eurent comparées avec le cas présent, tous hochèrent la tête, et aboutirent à la conclusion qu’Ichabod avait été emporté par le Hessois galopant. Comme Ichabod était célibataire et ne devait d’argent à personne, nul ne s’inquiéta plus de lui. L’école fut transférée dans un autre coin du vallon, et un autre pédagogue régna alors à sa place sur son petit domaine.

À vrai dire, un vieux fermier, qui se rendit à New York quelques années plus tard et dont on tient le récit de cette aventure surnaturelle, rapporta chez lui les informations suivantes : Ichabod Crane était toujours vivant mais il avait quitté la région, en partie parce qu’il avait peur du lutin et de Hans Van Ripper, en partie parce qu’il avait été mortifié d’avoir été brutalement éconduit par l’héritière. Il avait pris ses quartiers dans un coin éloigné du pays, avait continué de faire l’école tout en étudiant le droit, puis avait accédé au barreau et s’était tourné vers la politique ; il avait participé à une campagne électorale, écrit dans les journaux, et avait été finalement nommé juge à la Cour de Dix Livres (56). Toutefois, Brom Bones qui, peu après la disparition de son rival, avait triomphalement conduit la florissante Katrina à l’autel, avait vraiment l’air d’en savoir long : à chaque fois que l’histoire d’Ichabod revenait, il ne manquait pas de partir d’un gros rire dès qu’on parlait de la citrouille, ce qui en amena plus d’un à soupçonner qu’il en savait plus sur cette affaire qu’il ne voulait bien l’admettre.

Néanmoins, les vieilles paysannes, qui sont les meilleurs juges en ce domaine, soutiennent toujours qu’Ichabod disparut comme par enchantement sous l’effet de forces surnaturelles ; c’est pourquoi, dans la région, cette histoire a toujours beaucoup de succès au cours des veillées d’hiver au coin du feu. Le pont fut plus que jamais l’objet de peurs superstitieuses, et c’est peut-être la raison pour laquelle la route fut modifiée ces dernières années de sorte qu’on puisse accéder à l’église en longeant le bief. L’école, abandonnée, tomba bientôt en ruines, et l’on dit qu’elle est maintenant hantée par le fantôme de l’infortuné pédagogue. On dit aussi que plus d’un jeune laboureur, s’attardant sur le chemin du retour par un beau soir d’été, croit entendre sa voix au loin, psalmodiant un air mélancolique dans la solitude sereine du Val Dormant.

Apostille retrouvée dans les notes
de M. Knickerbocker

 

Le conte ci-dessus est rapporté quasiment dans les termes exacts dans lesquels je l’ai entendu relater à un conseil municipal de l’ancienne cité de Manhattoes (57) auquel assistaient nombre de ses citoyens les plus sages et les plus illustres. Le narrateur était un vieil homme aimable, assez distingué, en habit de marengo modeste, au visage triste mais plein d’humour, que je soupçonnais fortement d’être dans le besoin car il faisait vraiment beaucoup d’efforts pour divertir son auditoire. Lorsqu’il eut terminé, on rit beaucoup et on l’approuva, en particulier deux ou trois conseillers qui s’étaient assoupis pendant le plus gros de son récit. Il y avait, cependant, un vieux gentleman, grand, l’air sec, aux sourcils broussailleux, qui avait conservé un visage grave et plutôt sévère d’un bout à l’autre de sa narration, croisant de temps en temps les bras, inclinant la tête et fixant le plancher, comme s’il ressassait le doute qui s’était emparé de son esprit. C’était un de ces hommes circonspects, qui ne rient jamais, sauf s’ils ont un motif sérieux et que la raison et la loi sont de leur côté.