Sa charpente herculéenne et la force extraordinaire de ses membres lui valaient le surnom de Brom Bones (26), sous lequel il était universellement connu. Il était réputé pour ses grandes connaissances en matière d’équitation ainsi que pour ses talents de cavalier, car il était aussi adroit en selle qu’un Tartare. Il était le favori de toutes les courses, de même que dans tous les combats de coqs, et, grâce à l’autorité que donne la simple force physique à un homme de la campagne, il était l’arbitre de tous les différends, rejetant alors son chapeau sur le côté pour énoncer ses décisions d’un air et sur un ton qui n’admettaient ni contradiction ni appel. Il était toujours prêt à se battre ou à se livrer à quelque fredaine, mais il y avait en lui plus de malice que de méchanceté, car son arrogance un peu brutale dissimulait en fait une sacrée dose de bonne humeur et d’espièglerie. Trois ou quatre compères, qui l’avaient pris pour modèle, le suivaient lorsqu’il battait le pays, ne manquant pas une querelle ou une occasion de s’amuser à des lieues à la ronde. Lorsqu’il faisait froid, on le remarquait à sa toque de fourrure surmontée d’une queue de renard particulièrement voyante, et quand les gens, réunis à l’occasion de quelque événement ou d’une fête, apercevaient au loin cette fameuse crête flottant au milieu d’un escadron de solides cavaliers, ils avaient l’habitude d’attendre sans bouger, persuadés qu’il y aurait bientôt du grabuge. Parfois, à minuit, on entendait sa bande filer à toute allure devant les maisons des fermes, braillant et s’égosillant comme une troupe de Cosaques venus tout droit de Russie, et les vieilles dames, réveillées en sursaut, attendaient que le fracas des sabots des chevaux se fût éloigné pour s’écrier : « Tiens ! Voilà Brom Bones et sa clique ! » Les gens de la région le considéraient avec un mélange de crainte, d’admiration et d’indulgence, et si l’on découvrait dans le voisinage une querelle de paysans ou qu’une tête brûlée avait encore fait des siennes, ils ne manquaient jamais de hocher la tête en jurant que Brom Bones devait encore être là-dessous.

Ce héros téméraire avait depuis quelque temps élu la florissante Katrina au rang d’objet de ses frustes galanteries, et, bien que sa manière de lui faire la cour rappelât les douces caresses et les marques de tendresse d’un ours, on murmurait cependant que, somme toute, elle ne l’avait pas éconduit. Une chose est sûre, ses avances furent perçues par ses concurrents comme le signal de la retraite, car aucun ne se sentait l’envie de troubler les amours d’un lion, surtout qu’un beau dimanche son cheval fut aperçu attaché à la palissade des Van Tassel, preuve que, ce soir-là, son propriétaire faisait sa cour, ou, comme on le disait, « contait fleurette » à la belle sous son propre toit. À dater de ce jour, tous les autres prétendants, désespérés, passèrent leur chemin et s’en furent porter le combat dans d’autres quartiers.

Voilà donc le terrible rival dont Ichabod Crane devait triompher, et, à bien y réfléchir, un gaillard plus costaud que lui aurait rapidement déclaré forfait, tandis qu’un homme plus sage aurait perdu tout espoir. Néanmoins, il y avait dans sa nature un heureux alliage de docilité et d’obstination ; il était, de corps comme d’esprit, semblable à une baguette d’aulne : souple, mais résistant. Bien qu’il se courbât parfois, il ne rompait jamais, et même s’il s’inclinait à la moindre pression, dès que celle-ci cessait – hop ! – il était aussi droit, et portait la tête aussi haute qu’auparavant.

Mener une guerre ouverte à son rival eût été pure folie, car pas plus qu’Achille, l’ombrageux amant, Brom Bones n’était le genre d’homme à tolérer que l’on contrariât ses amours. En conséquence, Ichabod fit ses avances d’une manière à la fois discrète et délicieusement détournée. Sous le couvert de sa fonction de maître de chant, il rendit de fréquentes visites à la ferme. Ce n’est pas qu’il eût à redouter l’indiscrète ingérence des parents, chose qui, si souvent, constitue la pierre d’achoppement des histoires d’amour. Balt Van Tassel avait l’esprit plutôt large ; il aimait sa fille plus encore que sa pipe préférée, et, homme sensé et excellent père, la laissait agir comme elle l’entendait. Quant à sa remarquable petite femme, elle avait assez à faire avec sa maison et son poulailler, attendu que, comme elle l’affirmait avec sagesse, si les canards et les oies sont des créatures écervelées sur lesquelles il faut sans cesse veiller, les filles, elles, peuvent très bien se débrouiller toutes seules. Ainsi, tandis que la vaillante petite dame s’affairait dans sa maison ou bien actionnait son rouet au bout de la galerie, l’honnête Balt restait à fumer sa pipe du soir à l’autre bout, observant les prouesses d’un petit soldat de bois perché sur le pinacle de la grange, qui, armé d’un glaive dans chaque main, luttait hardiment contre le vent. Pendant ce temps, Ichabod courtisait sa fille sous le grand orme, près de la source, ou flânait avec elle au crépuscule, en cette heure qui magnifie l’éloquence des soupirants.

J’avoue ne rien connaître à la manière dont le cœur féminin doit être séduit et gagné. À mes yeux, les femmes restent mystérieuses et suscitent toujours mon étonnement. Celle-ci semble n’avoir qu’un unique point faible, et son cœur une seule voie d’accès, tandis qu’à telle autre mènent mille avenues et l’on peut la conquérir de mille façons. Gagner l’affection de la première constitue un gage appréciable d’habileté, mais c’est faire montre de la plus haute stratégie que de conquérir la seconde pour longtemps, car il faut alors défendre la citadelle de son cœur, combattre sans relâche à chaque porte et à chaque fenêtre. Celui qui séduit un millier de cœurs ordinaires acquiert fort logiquement un certain renom, mais celui qui sait garder pour lui seul les faveurs d’une coquette est un véritable héros. Toutefois, tel ne fut pas le cas du redoutable Brom Bones, et les projets d’Ichabod eurent pour effet immédiat de compromettre les intérêts de son rival : on ne vit plus son cheval attaché à la palissade le dimanche soir, et une funeste querelle grandit bientôt entre le précepteur du Val Dormant et son concurrent.

Brom, qui avait la fibre chevaleresque, quoique rude, aurait volontiers porté le conflit sur la place publique afin de régler leur différend à propos de la dame à la manière de ces raisonneurs laconiques et droits qu’étaient les chevaliers errants du temps jadis : en combat singulier ! Mais Ichabod était trop conscient de la supériorité physique de son adversaire pour entrer en lice contre lui. Il avait eu vent d’une fanfaronnade de Bones selon laquelle il se vantait de vouloir « plier le maître d’école en deux pour le ranger sur une étagère de sa propre école », et il était bien trop prudent pour lui en laisser l’occasion. Il y avait quelque chose d’extrêmement provocateur dans son entêtement à refuser le combat, car cela ne laissait guère d’autre alternative à Brom que de puiser dans la réserve de farces grossières qu’il avait à sa disposition, le forçant à jouer ainsi à son rival tous les mauvais tours possibles, souvent d’un goût plus que douteux : Ichabod devint donc l’objet de la persécution malicieuse de Bones et de sa clique de rudes cavaliers (27). Ils le harcelèrent dans son domaine jusque-là paisible, enfumèrent la classe pendant le cours de chant en obstruant la cheminée, investirent l’école en pleine nuit, en dépit de l’impressionnant dispositif d’osier et de pieux barrant les fenêtres, mirent tout sens dessus dessous, si bien que l’infortuné maître d’école finit par se dire que toutes les sorcières du pays avaient tenu là leur sabbat. Mais ce qui était encore bien plus fâcheux, c’est que Brom saisissait la moindre occasion de le tourner en ridicule aux yeux de sa maîtresse. Il avait ainsi un roquet auquel il avait appris à geindre de la façon la plus cocasse qui soit et qu’il présenta à la belle comme un concurrent d’Ichabod pour lui enseigner l’art de la psalmodie.

Il en fut ainsi pendant quelque temps, sans autre effet tangible sur la situation des deux camps en présence. Par un bel après-midi d’automne, Ichabod, d’humeur songeuse, trônait en son école, juché comme à son habitude sur le grand tabouret d’où il se plaisait à régir les affaires de tout ce docte petit monde, balançant machinalement sa férule, sceptre d’un indiscutable pouvoir despotique. Ce bâton de justicier reposait en général sur trois clous, derrière le trône, et constituait une source constante de terreur pour tous ceux qui ne filaient pas droit.