Devant lui, sur le bureau, on pouvait apercevoir divers articles introduits en fraude ainsi que des armes prohibées découvertes sur les personnes de quelques garnements paresseux : pommes à moitié mangées, pistolets à bouchons, toupies, pièges à mouches, ainsi que toute une armée de petites cocottes en papier, toutes plus décoratives les unes que les autres. Apparemment, il venait à peine d’infliger quelque juste sanction, car tous les élèves étaient consciencieusement penchés sur leurs cahiers, ou chuchotaient en douce à l’intention de leur voisin de derrière, tout en surveillant le maître du coin de l’œil. Sur toute la salle de classe, régnait un silence besogneux qui fut soudain troublé par l’apparition d’un nègre, vêtu d’une chemise et d’une culotte de toile grossière et couronné d’un chapeau sans fond, tel Mercure sous sa coiffe ; il était perché sur un poulain mal débourré, excité et hirsute, qui n’avait, en guise de licol, qu’une simple corde. Il clopina ainsi jusqu’à la porte de l’école, porteur d’une invitation pour Ichabod, le conviant à une petite fête, une « soirée dansante » devant avoir lieu le soir même chez Mynheer (28) Van Tassel. Après avoir remis son message, avec l’air important et le langage affecté qu’un nègre a tôt fait d’afficher lorsqu’on lui confie ce genre d’ambassade futile, il s’esquiva prestement, franchit le ruisseau, et, pénétré de l’importance et de l’urgence de sa charge, détala, remontant le val à bride abattue.
Dans la petite école, le calme fut vite remplacé par une agitation et un brouhaha qui persistèrent jusqu’à la fin de la classe. Les élèves furent invités à expédier leurs leçons, sans qu’on prit le temps de s’attarder à des vétilles ; ceux qui étaient pressés purent en sauter la moitié en toute impunité, et ceux qui étaient un peu trop lents se virent gratifiés de quelques bons coups sur le derrière pour les inviter à se dépêcher un peu, ou les aider à venir à bout d’un mot difficile. On se débarrassa promptement des livres, sans même qu’on les rangeât sur les étagères, des encriers furent renversés, des bancs culbutés, et tous les élèves, libérés une heure avant l’horaire habituel, sortirent précipitamment comme une armée de jeunes farfadets, criant et s’ébattant à l’envi sur l’herbe, ravis d’avoir recouvré leur liberté plus tôt que d’habitude.
Le galant Ichabod passa alors à sa toilette une heure au moins de plus qu’à l’ordinaire, brossant et redonnant forme à son meilleur, et à vrai dire unique costume noir, un peu passé, et se fit une beauté devant un fragment de miroir accroché dans la salle de classe. Afin de pouvoir paraître devant sa maîtresse dans le plus pur style d’un fringant cavalier, il emprunta un cheval au fermier chez qui il logeait, un vieux Hollandais colérique du nom de Hans Van Ripper (29), et, en ce noble équipage, se mit en route, tel un chevalier errant en quête d’aventures. Mais il serait séant, dans le plus pur esprit des récits romanesques, que je rendisse compte ici de l’allure et de l’équipement de mon héros et de son coursier. L’animal sur lequel il se maintenait à califourchon était un cheval de labour fourbu, dont la longévité n’avait d’égale que la méchanceté. C’était un animal décharné, au pelage hirsute, au cou de brebis et à la tête en forme de marteau. Sa crinière fanée, tout comme sa queue, était emmêlée et truffée de nœuds et de glouterons ; un de ses yeux avait perdu sa pupille, ce qui lui donnait un air furieux et spectral, tandis que le second brillait d’une authentique lueur diabolique. Toutefois, il avait dû faire montre de beaucoup d’ardeur et de fougue dans sa jeunesse à en juger par le nom qu’il portait : Gunpowder (30). En fait, c’était autrefois le coursier favori de son maître, le colérique Van Ripper, qui, cavalier forcené, avait insufflé très probablement un peu de son propre tempérament à l’animal, car bien que ce dernier parût âgé et fourbu, il y avait encore plus de malignité diabolique chez lui que chez aucune autre jeune pouliche du pays.
Ichabod était le cavalier parfait pour un tel coursier (31). Il montait court, ce qui amenait ses genoux presque au niveau du pommeau de la selle et ses coudes pointus ressortaient comme les pattes d’une sauterelle. Il tenait sa cravache verticale, comme un sceptre, et, tandis que son cheval allait au petit trot, les mouvements de ses bras n’étaient pas sans évoquer les battements d’une paire d’ailes. Un petit chapeau de laine reposait sur le haut de son nez, si l’on peut appeler ainsi l’étroite bande qui lui servait de front, tandis que les basques de son noir manteau flottaient au vent, presque jusqu’à la queue du cheval. Voilà à quoi ressemblait Ichabod sur son coursier, alors qu’il franchissait, cahin-caha, le portail de Hans Van Ripper. C’était tout à fait le genre d’apparition qu’on ne s’attend guère à rencontrer en plein jour.
Comme je l’ai déjà mentionné, c’était une belle journée d’automne. Le ciel était clair et serein, et la nature avait revêtu cette riche livrée dorée qu’on associe toujours à l’idée de plénitude. Les bois s’étaient couverts de tons sobres, bruns et jaunes, tandis que quelques arbres parmi les plus tendres (32) s’étaient teintés, sous la morsure du gel, de nuances brillantes d’orangé, de pourpre et d’écarlate. On commençait à voir de longs vols de canards sauvages, flottant haut dans le ciel, et l’on entendait de temps en temps le cri de l’écureuil dans les bouquets de hêtres et de noyers, ainsi qu’à intervalles réguliers, le sifflement rêveur de la caille dans le champ d’éteules voisin.
C’était le banquet d’adieux des petits oiseaux. Émoustillés par l’opulence de leurs agapes, ils voletaient, gazouillaient et s’ébattaient de fourré en fourré et d’arbre en arbre ; l’abondance et la diversité mêmes qui les entouraient les rendaient capricieux. Il y avait l’honnête grive au chant sonore et plaintif, gibier préféré des chasseurs en herbe, les vols noirs de merles siffleurs, le pivert aux ailes dorées, avec sa crête cramoisie, son large gosier noir et son plumage magnifique, le becfigue dont les ailes sont ourlées de rouge et le bout de la queue de jaune, avec sa petite coiffe de plumes à rabats, et le geai bleu, ce cuistre tapageur, dans son gai manteau d’azur et ses dessous blancs, qu’on entendait crier et jacasser, tantôt saluant, tantôt sautillant, faisant mille courbettes, tout en prétendant être en bons termes avec tous les chanteurs du sous-bois.
Tandis qu’Ichabod poursuivait tranquillement sa route en trottinant, son regard, toujours prêt à repérer le moindre signe d’abondance gastronomique, parcourait avec délices les trésors de ce plaisant automne. De tous côtés, il apercevait de substantielles réserves de pommes : les unes sur les branches d’arbres accablés de tant d’opulence, d’autres serrées dans des paniers ou des barriques prêts pour les marchés, d’autres encore entassées en de superbes piles destinées au pressoir à cidre. Plus loin, il aperçut de grands champs de blé indien dont les épis dorés pointaient hors de leur fourreau de feuilles, gages de gâteaux et de bouillies (33), mais aussi des citrouilles, à même le sol, tendant leurs ventres blonds et dodus vers le soleil comme autant de promesses généreuses de somptueuses tourtes. Il longea bientôt d’odorants champs de sarrasin, les narines emplies de l’odeur des ruches qu’il découvrit bientôt, imaginant alors avec félicité de délicates crêpes bien beurrées, fourrées de miel ou de mélasse, confectionnées par Katrina Van Tassel, de ses petites mains délicates et potelées.
Nourrissant ainsi son esprit de tant de pensées exquises et « de perspectives sucrées », il poursuivit son périple sur les flancs d’une rangée de collines qui dominaient certains des plus divins paysages qu’offre le puissant Hudson. Le large disque du soleil déclinait progressivement vers l’ouest. L’ample cœur de la Tappan Zee reposait là, immobile, lisse et brillant comme du verre, à peine ridé de loin en loin d’une légère ondulation qui prolongeait l’ombre bleutée des montagnes lointaines. Quelques nuages ambrés flottaient dans le ciel, sans un souffle d’air pour les mouvoir.
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