L’horizon avait pris une délicate nuance dorée qui se dégradait en un pur vert pomme avant de faire place, à mi-hauteur, au bleu profond du firmament. Un rayon oblique s’attardait sur les crêtes boisées des précipices qui surplombaient parfois le fleuve, accentuant la profondeur du gris sombre et du pourpre de leurs flancs rocheux. Un sloop s’attardait au loin, descendant lentement avec le reflux, sa voile pendant inutile contre son mât, et, comme le reflet du ciel miroitait dans l’eau tranquille, on aurait dit que le vaisseau était suspendu dans les airs (34).
C’est vers le soir qu’Ichabod parvint au château de Heer (35) Van Tassel, qu’il trouva envahi par la fine fleur de la région : vieux fermiers émaciés, aux visages tannés comme du cuir, vêtus de vestes faites maison, affublés de culottes et de bas bleus, d’énormes souliers et de magnifiques boucles d’étain ; leurs petites dames, sémillantes et toutes desséchées, avec leurs bonnets serrés sur les oreilles, leurs robes courtes à taille basse et leurs jupons cousus main, avec ciseaux et pelotes d’épingles, agrémentés de poches apparentes de gai calicot. Des jeunes filles (36) rondelettes, à peine moins vieillottes que leurs mères, hormis lorsqu’un chapeau de paille, un joli ruban, ou à la rigueur une robe blanche trahissaient quelque nouveauté dans la mode de la ville. Les garçons, en habits courts aux basques carrées, avec des rangées de prodigieux boutons de cuivre, les cheveux le plus souvent nattés selon la mode de l’époque, surtout s’ils avaient pu, à cette fin, se procurer une peau d’anguille, dont on estimait, partout dans le pays, qu’elle constituait un puissant fortifiant pour les cheveux.
Nonobstant, Brom Bones, héros de la soirée, avait rejoint l’assemblée sur son coursier favori, Daredevil (37), créature à son image, pleine de fougue et de malice, dont il était le seul à pouvoir se faire obéir. Sa préférence pour les animaux rétifs, toujours enclins à jouer de mauvais tours, était notoire, vu que cela fournissait à leur cavalier autant d’occasions de se briser le cou : il considérait en effet qu’un cheval rompu au trait était indigne d’un gaillard courageux.
C’est fort volontiers que j’interromps ici mon récit un instant pour m’attarder sur le monde plein de charmes qui captiva le regard ravi de mon héros lorsqu’il pénétra dans le salon de la demeure des Van Tassel. Non pas celui de la volée de jeunes filles rondelettes et de leur étalage somptueux de rouge et de blanc, mais celui des charmes opulents, en cette époque somptueuse de l’automne, d’une authentique table hollandaise dressée pour le thé. Ah ! ces amoncellements de plateaux de pâtisseries de toutes sortes, que les mots peuvent à peine décrire, secrets des ménagères hollandaises et de leur savoir-faire : valeureux beignets (38), délicats pets-de-nonnes, buignes croustillantes qui fondent sous la dent, galettes saupoudrées de sucre, tartes sablées, gâteaux au gingembre et au miel ! Toutes les formes possibles de pâtisseries étaient là réunies. Il y avait aussi des tourtes aux pommes, aux pêches, à la citrouille, sans parler des tranches de jambon et de bœuf fumé. En plus de tout cela, des plats délectables de conserves de prunes, de pêches, de poires et de coings, sans oublier les aloses grillées et les poulets rôtis, accompagnés de bols de lait et de crème, toutes ces richesses étalées pêle-mêle, comme je les ai énumérées, avec, au beau milieu, la théière maternelle, exhalant des nuages de vapeur : le Ciel en soit loué ! Il me faudrait plus de temps et de souffle pour décrire comme il le mérite ce prodigieux banquet, mais me voilà pourtant trop avide de poursuivre mon récit. Fort heureusement, Ichabod n’était pas aussi pressé que son historien et fit excellemment justice à tous ces mets de choix.
C’était un être aimable et plein de gratitude dont le cœur se gonflait d’autant plus que son ventre se remplissait de bonne chère, et dont l’humeur se bonifiait sous l’effet de la nourriture comme cela se produit chez certains hommes avec la boisson. En outre, il ne pouvait pas s’empêcher de rouler de grands yeux tout autour de lui pendant qu’il mangeait, riant sous cape à l’idée qu’il serait peut-être un jour le seigneur et maître de tout ce qui l’entourait, de ce luxe et de cette splendeur qui défiaient l’imagination. Il se voyait alors bien vite laisser derrière lui la vieille école, faire la nique à Hans Van Ripper ainsi qu’à tous ses autres patrons mesquins, et chasser à coup de pieds tout pédagogue itinérant qui oserait se prétendre son collègue !
Le vieux Baltus Van Tassel évoluait parmi ses invités, le visage gonflé de contentement et de bonne humeur, rond et jovial comme la lune au temps des moissons. Les attentions que lui dictait son sens de l’hospitalité étaient sobres mais expressives, se limitant à une poignée de mains, une tape sur l’épaule, un rire sonore, une invitation pressante « à attaquer et à se servir ».
Bientôt, les premières notes de musique, venant de la grande salle qui constituait la pièce principale, invitèrent chacun à la danse. Le musicien, un vieux nègre grisonnant, tenait lieu d’orchestre itinérant dans la région depuis plus d’un demi-siècle. Son instrument était aussi vieux et délabré qu’il l’était lui-même. La plupart du temps, il se contentait de racler deux ou trois cordes, accompagnant chaque poussée de l’archet d’un mouvement de la tête, s’inclinant presque jusqu’à terre, et frappant du pied chaque fois qu’un nouveau couple se mettait en piste.
Ichabod se flattait de ses talents de danseur tout autant que de ses capacités vocales. Pas un membre, pas une fibre chez lui qui ne participât, et si vous aviez vu sa carcasse dégingandée, en pleine action, brimbaler tout autour de la pièce, vous auriez cru avoir affaire à Saint-Guy (39) en personne, le saint patron de la danse, exécutant des figures sous vos yeux. Il faisait l’admiration de tous les nègres, de tous âges et de toutes tailles, venus de la ferme ou des environs, qui, massés à chaque fenêtre et à chaque porte, en autant de pyramides de visages noirs et luisants, assistaient à la scène pour leur plus grande joie, roulant leurs yeux tout blancs, un sourire jusqu’aux oreilles découvrant des rangées de dents blanches comme l’ivoire. Comment notre fouetteur de garnements aurait-il alors manqué d’être enjoué et ravi quand la dame de ses pensées, sa cavalière, gratifiait de sourires charmants ses regards énamourés, tandis que Brom Bones, amer, consumé d’amour et de jalousie, faisait tapisserie et ruminait seul dans son coin ?
Quand le bal toucha à sa fin, l’attention d’Ichabod fut attirée par un petit groupe d’anciens assis à une extrémité de la galerie, qui fumaient avec le vieux Van Tassel, bavardaient en évoquant l’ancien temps et racontaient d’interminables histoires datant de la guerre (40).
Ces contrées, à l’époque dont je parle, étaient de ces endroits privilégiés qui regorgent de récits et d’hommes hors du commun. Les lignes britanniques et américaines n’étaient pas passées loin pendant la guerre, ce qui en avait fait le théâtre de maraudes, avec son cortège de réfugiés, de cow-boys (41), et de toutes sortes de chevaliers de la frontière. Il s’était passé juste assez de temps pour permettre à chaque conteur d’assaisonner son histoire juste de ce qu’il faut de fiction pour que, dans la confusion de ses souvenirs, il pût se présenter comme le héros de chaque haut fait accompli alors.
Il y avait l’histoire de Doffue Martling, un gros Hollandais à barbe bleue qui avait failli prendre une frégate britannique depuis un parapet de terre, au moyen d’un vieux canon de neuf, si ce n’est que son canon avait explosé à la sixième décharge. Il y avait aussi ce vieux gentleman, qui restera anonyme, car c’est un mynheer trop riche pour qu’on prononce son nom à la légère ; c’était un excellent escrimeur, passé maître dans l’art de la parade, et, en pleine bataille de Whiteplains (42), il esquiva une balle de mousquet d’un revers de sa courte épée, de façon qu’il sentit très nettement le projectile siffler autour de la lame et ricocher sur la garde : pour appuyer ses dires, il était prêt à montrer à tout moment l’épée en question dont la garde était restée faussée. Il y en avait beaucoup d’autres qui n’avaient pas démérité sur le champ de bataille, et aucun ne doutait un seul instant qu’il n’eût significativement contribué à la victoire finale.
Mais tout cela était peu de chose comparé aux histoires de fantômes et d’apparitions qui suivirent. La région est riche de trésors légendaires de cette sorte. Ces enclaves protégées, occupées depuis longtemps, sont idéales pour qu’y fleurissent contes du cru et superstitions, ailleurs foulés aux pieds par la multitude mouvante qui peuple le plus gros de nos contrées. De plus, les fantômes n’ont guère de succès dans la plupart de nos villages, car ils ont à peine le temps de terminer leur premier somme et de se retourner dans leurs tombes que les amis qui leur ont survécu ont déjà quitté la région ; si bien que lorsqu’ils se lèvent la nuit pour faire leurs tournées, ils n’ont plus personne de connaissance à qui rendre visite. C’est peut-être la raison pour laquelle on entend si rarement parler de fantômes, si ce n’est dans nos communautés hollandaises établies depuis si longtemps.
Cependant, la cause la plus immédiate de la prolifération des histoires surnaturelles dans ces localités, était sans aucun doute la proximité du Val Dormant. L’air même qui soufflait de ce territoire hanté était un facteur de propagation : il s’en exhalait une atmosphère chargée de rêves et de fantaisies qui contaminait tout le pays. Il y avait chez les Van Tassel plusieurs personnes qui venaient du Val Dormant, et, comme à leur habitude, elles distillaient leurs légendes extravagantes et merveilleuses.
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