On raconte l’histoire du vieux Brouwer dont l’incrédulité à l’égard des fantômes frisait l’hérésie et qui rencontra un jour le cavalier qui s’en revenait de son incursion habituelle dans le Val Dormant ; celui-ci l’obligea à monter en croupe, et, survolant buissons et fourrés, collines et marais, ils galopèrent ainsi jusqu’au pont où le cavalier se changea brusquement en squelette, précipita le vieux Brouwer dans le ruisseau, et prit son envol au-dessus de la cime des arbres dans un grand coup de tonnerre.
Cette histoire fut immédiatement concurrencée par une aventure trois fois plus merveilleuse narrée par Brom Bones, qui présenta le Hessois galopant sous les traits d’un tricheur pour le moins cavalier (47). Il affirma qu’une nuit, alors qu’il s’en revenait du village voisin de Sing Sing (48), ce soldat de minuit était venu à la hauteur de sa monture, et qu’il avait alors parié avec lui un bol de punch qu’il ne parviendrait pas à le dépasser ; il aurait gagné en effet, car Daredevil avait battu ce lutin hippomorphe à plate couture (49), mais au moment précis où ils atteignaient le pont de l’église, le Hessois prit la poudre d’escampette et s’évanouit dans un grand éclair de feu.
Ces contes relatés de cette voix basse et somnolente qu’ont les hommes lorsqu’ils parlent dans le noir, l’expression des auditeurs de temps à autre éclairée par le rougeoiement occasionnel d’une pipe, tout cela avait profondément imprégné l’esprit d’Ichabod. Il apporta son écot en citant de larges extraits de son auteur préféré, l’inestimable Cotton Mather, et poursuivit en relatant maints événements merveilleux qui s’étaient produits dans son État natal, le Connecticut, ainsi que quelques scènes effrayantes dont il avait été témoin au cours de ses promenades nocturnes à travers le Val Dormant.
Peu à peu, les festivités prenaient fin. Les vieux fermiers commencèrent à réunir leurs familles dans les chariots que l’on entendit quelque temps brimbaler le long des chemins creux jusqu’au-delà des collines. Certaines damoiselles grimpèrent sur la selle, derrière leur soupirant, et leurs rires légers, mêlés aux claquements des sabots, résonnèrent le long des forêts silencieuses, de moins en moins perceptibles, s’affaiblissant graduellement jusqu’à ce qu’on ne les entendît plus du tout… Il était tard, et les réjouissances bruyantes firent alors place au silence quand tout le monde s’en fut allé. Seul, Ichabod s’attardait encore, selon la coutume en vigueur à la campagne chez les amoureux, pour obtenir un tête-à-tête (50) avec l’héritière, pleinement convaincu qu’il n’avait plus qu’à suivre la voie royale qui mène au succès. Ce qui se passa au cours de cet entretien, je n’ai pas la prétention d’en faire état ici, car en fait, je n’en sais rien. Toutefois, je crains que quelque chose ne clochât, car il ressortit peu après, l’air indiscutablement contrit et déprimé. Ah, ces femmes ! Ces femmes ! La belle joua-t-elle à ses dépens un de ses tours de coquette ? Les encouragements qu’elle avait adressés au pauvre pédagogue n’étaient-ils qu’une ruse pour s’assurer la conquête de son rival ? Dieu seul le sait, pas moi ! Toujours est-il qu’Ichabod s’esquiva avec l’air de quelqu’un qui venait de piller un poulailler plutôt que le cœur d’une honnête femme. Sans même jeter un coup d’œil à droite ou à gauche sur toutes les richesses campagnardes qui l’avaient si souvent fait secrètement jubiler, il se dirigea droit vers l’écurie. Là, usant de force claques et coups de pieds, il réveilla sans ménagement son coursier profondément endormi qui dut abandonner ses confortables quartiers, ainsi que ses rêves de montagnes de froment et d’avoine et de vallées entières de phléole des prés et de trèfle.
C’était l’heure maléfique de la nuit (51). Ichabod, déconfit, le cœur lourd, poursuivait sa route vers sa maison, le long des pentes des hautes collines qui dominaient Tarry Town et qu’il avait traversées si joyeusement l’après-midi. L’heure était aussi lugubre qu’il l’était lui-même. Loin en dessous de lui, s’étendaient les eaux obscures et indistinctes de la Tappan Zee, çà et là percées du grand mât d’un sloop, tranquillement ancré à l’abri des terres. Dans le silence funeste de minuit, il percevait même les jappements d’un chien de garde, sur la rive opposée de l’Hudson, mais si indistincts et si faibles qu’ils semblaient plutôt accentuer la distance qui le séparait de ce fidèle compagnon de l’homme. De temps en temps, le cocorico traînant d’un coq fortuitement réveillé résonnait également au loin, très loin, là-bas, dans quelque ferme perdue dans les collines, comme dans un rêve. Aucun signe de vie ne se manifestait à proximité, si ce n’est occasionnellement la stridulation mélancolique d’un criquet, ou peut-être le coassement guttural d’un crapaud-buffle, qui, dormant d’un sommeil agité dans un marécage proche, semblait se retourner brusquement dans son lit.
Toutes les histoires de fantômes et de lutins qu’il avait entendues l’après-midi même se pressaient maintenant dans sa mémoire. La nuit s’épaississait et les étoiles, qui semblaient prêtes à se noyer dans le ciel, se dérobaient occasionnellement à sa vue lors du passage d’un nuage. Il ne s’était jamais senti aussi seul ni aussi déprimé. Cependant, il approchait de l’endroit précis qui avait été le théâtre de tant d’histoires de fantômes. Au beau milieu de la route, poussait un gigantesque tulipier, qui se dressait tel un géant au-dessus de tous les autres arbres du voisinage et faisait office de point de repère. Ses branches étaient noueuses et colossales, aussi grosses que des troncs d’arbres ordinaires, se tordant presque jusqu’au sol, puis remontant dans les airs. On l’associait à l’histoire tragique du malheureux André qu’on avait capturé tout près de là, et il était universellement connu sous le nom d’arbre du Major André. Les gens le considéraient généralement avec un mélange de respect et de superstition, en partie parce qu’ils compatissaient au triste sort de son infortuné (52) éponyme, mais aussi en raison des récits de scènes étranges et de lamentations sinistres qu’on racontait à son sujet.
Alors qu’Ichabod s’avançait vers cet arbre redoutable, il se mit à siffler : il crut qu’on répondait à son sifflet, mais ce n’était que le souffle âpre d’une bourrasque entre les branches mortes. Tandis qu’il s’approchait un peu plus près, il crut qu’il apercevait quelque chose de blanc, pendu au milieu de l’arbre : il s’arrêta et cessa de siffler. En y regardant mieux, il vit que c’était une portion du tronc frappée par la foudre où le bois blanc était à nu. Soudain, il entendit un grognement ; ses dents se mirent à claquer et ses genoux à battre contre la selle : ce n’était qu’une énorme branche qui frottait contre une autre, balancée par la brise. Il doubla l’arbre sain et sauf, mais de nouveaux périls l’attendaient encore.
Quelque deux cents pieds plus loin, la route traversait un petit ruisseau qui filait dans une gorge marécageuse très boisée, connue sous le nom de marais de Wiley. Quelques bûches grossières, déposées côte à côte, servaient de pont pour traverser le cours d’eau. De ce côté-ci du chemin, là où le ruisseau s’enfonçait dans les bois, un groupe de chênes et de marronniers, envahis par d’épaisses lianes sauvages, enserraient la route comme les parois sinistres d’une caverne.
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